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IMMIGRATION, ANTISÉMITISME ET RACISME EN FRANCE (extraits) - Laïcité Aujourd'hui

IMMIGRATION, ANTISÉMITISME ET RACISME EN FRANCE (extraits)

, par  hdeb , popularité : 13%

IMMIGRATION, ANTISÉMITISME ET RACISME EN FRANCE

Gérard Noiriel :

Extraits de la conclusion du livre : Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe siècle), Discours publics, humiliations privées



QU’AVONS-NOUS APPRIS ?

L’immigration, au sens actuel du terme, n’est apparue qu’à la fin du XIXe siècle, au moment où les Etats nationaux ont achevé de se structurer.

Lors de la genèse de l’Etat français, le pouvoir monarchique a progressivement réussi à « franciser » les élites. La révolution de 1789 a imposé le principe de la souveraineté du peuple et l’égalité juridique entre les citoyens. Néanmoins, jusqu’en 1870, la société française est restée divisée par un clivage fondamental séparant les élites cultivées et la population illettrée. C’est dans ce contexte qu’ont émergé, sous la monarchie de Juillet, les premiers discours publics hostiles aux « immigrés ». Ils n’opposaient pas encore les Français aux étrangers, mais des migrants provinciaux aux notables de la capitale. L’afflux de ces jeunes ouvriers qui ne parlaient pas le français de Paris, qui vivaient entassés dans les quartiers insalubres, n’hésitant pas à faire le coup de poing dans les bals du samedi soir, a alimenté les premiers stéréotypes sur les « barbares ».
Les réformes démocratiques adoptées par les fondateurs de la IIIe République ont provoqué une profonde restructuration de l’espace public. Avec la naissance de la presse de masse et l’épanouissement du régime parlementaire, une nouvelle règle du jeu s’est imposée aux élites en lutte pour la conquête du pouvoir. Pour l’emporter, il fallait désormais conquérir le plus grand nombre possible de lecteurs et d’électeurs, en utilisant les nouvelles techniques de mobilisation à distance. Pour faite agir les citoyens, pour qu’ils achètent le journal et qu’ils aillent voter, il fallait les intéresser et faire en sorte qu’ils se sentent concernés en jouant à la fois sur le registre de leurs intérêts et sur celui de leurs émotions. Ainsi s’est imposée ce que j’ai appelé la « fait-diversisation » de l’actualité politique.
La IIIe République a triomphé en défendant le principe d’égalité entre tous les citoyens et en rejetant la religion au nom de la science. Elle a ouvert ainsi un nouvel espace de contestation politique. La crise des années 1880 et les bouleversements provoqués par la seconde industrialisation ont aggravé les inégalités économiques et sociales, ce qui explique la montée en puissance d’un mouvement ouvrier prônant la suppression de la propriété privée et l’élimination des oppresseurs. Dans un monde où il n’était plus possible de justifier ses privilèges en affirmant que « Dieu l’a voulu », les dominants ont été obligés d’inventer un nouveau discours pour justifier l’ordre établi. Le clivage entre « eux » et « nous » s’est alors déplacé vers les étrangers opposés aux nationaux. Cette nouvelle matrice a pris d’autant plus d’importance en France que le développement de la grande industrie nécessitait un recours massif à l’immigration.

A partir de ce moment-là, l’étranger devient une figure centrale du récit de fait divers diffusé par la grande presse, toujours mis en scène dans des situations négatives, comme une perpétuelle menace pour le « nous » français. Il est au cœur de l’actualité internationale (rivalités diplomatiques), de la politique intérieure (l’espion allemand) et de la rubrique sociale (rixes entre ouvriers français et immigrés). La presse construit les stéréotypes sur lesquels vont s’appuyer les acteurs du champ politique pour élaborer leurs discours. Un large accord existe alors pour affirmer qu’il faut protéger les Français de la concurrence des étrangers. S’il n’est pas possible de les taxer, comme le souhaiteraient les nationalistes, un consensus se dégage pour affirmer qu’un certain nombre de droits doivent être réservés aux nationaux. La première loi sut la nationalité française, adoptée en 1889, a pour objet d’établir une ligne de démarcation juridique claire entre les Français et les étrangers. Cette première pierre étant posée, une multitude de mesures vont suivre pour concrétiser le dogme de la « préférence nationale ».
L’antisémitisme, né au départ dans le cadre des luttes qui opposaient les notables catholiques aux républicains anticléricaux, change de signification au cours des années 1890, quand ces notables se rallient à la République. La mise en équivalence entre juifs et étrangers, établie par Edouard Drumont, introduit la question des origines dans le débat public français. Ceux qui avaient été écartés du pouvoir par les fondateurs du nouveau régime y trouvent des arguments pour tenter de récupérer leurs positions perdues. Tel est l’enjeu central de l’affaire Dreyfus. La défaite du camp conservateur entraîne une restructuration de l’espace politique, autour d’un axe gauche/droite qui oppose désormais le pôle social-humanitaire et le pôle national-sécuritaire.
Ce dernier triomphe pendant la Première Guerre mondiale. Il maintiendra son hégémonie sur la vie politique française jusqu’au milieu des années 1930, pratiquement sans interruption. En 1914-1918, la militarisation de l’économie française crée les conditions favorables à la mise en place des fondements de ce qu’on appellera ensuite l’immigration « choisie ». Ils sont repris et amplifiés au cours des années 1920, au moment où la France doit recruter en masse la main d’œuvre nécessaire à la reconstruction du pays. L’immigration « choisie » marque la fin du libéralisme qui caractérisait l’époque antérieure. Même si les flux migratoires spontanés ne disparaissent pas, ils ne sont pas suffisants pour fournir les travailleurs, mais aussi les pères de famille, dont la France a besoin. Le recrutement collectif, la sélection et le placement de ces ouvriers étrangers sont confiés à des organismes qui prolongent l’« union sacrée » entre les patrons, les syndicats et l’Etat républicain. Les critères qui guident cette politique d’immigration « choisie » sont élaborés au cours des années 1920 par des experts universitaires, de centre gauche, pour la plupart membres de la Ligue des droits de l’homme. La règle qui s’impose alors est d’écarter les « races antagonistes » et les « races inférieures ». Aux immigrés « choisis » s’opposent ceux qui n’ont pas été « choisis » et que l’on appelle les « indésirables ».
Le consensus élaboré sur cette question entre la droite et la gauche (socialiste) explique le rejet dont vont être l’objet, au cours des années 1930, les réfugiés qui ont demandé l’asile à la France pour échapper aux régimes totalitaires. Beaucoup d’entre eux sont issus des classes moyennes. Ils n’ont donc pas le profil de l’immigrant désirable, d’autant moins que la crise multiplie le nombre des chômeurs. La nouvelle loi sur la nationalité française, adoptée en 1927 pour remédier au déficit démographique, permettant aux nouveaux venus d’obtenir leur naturalisation au bout de trois ans de présence en France, les réfugiés apparaissent alors comme une menace pour des professions libérales qui se croyaient protégées par la barrière de la nationalité.
Ce nouveau contexte explique le retour de l’antisémitisme et le renouveau de l’extrême droite. Les événements du 6 février 1934 réactivent la bipolarisation du champ politique. L’affrontement entre le pôle social humanitaire et le pôle national sécuritaire atteint son paroxysme après la victoire du Front populaire. C’est alors que s’impose le mot « racisme » pour mettre en équivalence l’antisémitisme et le nazisme. Le gouvernement de Vichy légalise ce « racisme » par une politique fondée sur les discriminations et les persécutions à l’encontre des juifs de France.
Après la Seconde Guerre mondiale, la reprise de l’activité économique provoque un nouvel appel aux immigrants. Il faut toutefois distinguer deux étapes : la première couvre la période 1945-54 et la seconde commence au début des années 1960 et s’achève au milieu des années 1970. Au cours de la première phase, ce sont les Algériens qui alimentent pour l’essentiel les flux migratoires. Bien qu’ils soient désignés par l’administration à partir de leur religion (« Français musulmans d’Algérie »), ils sont alors citoyens français. Ils forment une partie importante du prolétariat qui a succédé aux Italiens et aux Polonais introduits dans les années 1920. L’arrivée massive de ces nouveaux émigrés va masquer l’enracinement d’une partie de ceux qui étaient venus d’Algérie dans l’entre-deux-guerres. Dès les années 1950, il existe en effet une « deuxième génération » algérienne. Pour les experts de cette époque, ce ne sont pas eux qui « posent problème », mais plutôt les enfants des immigrés arméniens, russes ou polonais. Beaucoup affirment alors que ces derniers ne s’assimilent pas, en raison d’une origine ethnique trop éloignée de l’ethnie française.
A ce moment-là, la politique d’immigration « choisie » semble donc privilégier la solution algérienne plutôt que la main-d’œuvre étrangère. Mais la guerre d’Algérie provoque une rupture fondamentale. L’Algérien devient alors la cible centrale, sinon unique, des discours publics stigmatisant l’« ennemi de l’intérieur ». Le dispositif mis en œuvre par l’Etat pour combattre le FLN et l’ampleur de la répression qui s’abat sur ses membres marquent le paroxysme d’un racisme légitimé par le pouvoir républicain. Cette violence permet de comprendre pourquoi l’antiracisme se redéfinit alors autour de la dénonciation du colonialisme.
Si l’on peut parler de « tournant colonial », ce n’est pas parce que la politique d’immigration aurait changé du tout au tout après la guerre d’Algérie, mais parce qu’à partir de ce moment, le discours public sur l’immigration (de droite comme de gauche) va être constamment relié à la colonisation, comme si le passé n’avait pas eu lieu, comme si les autres groupes d’immigrants n’existaient pas. La mise en équivalence entre immigré et algérien s’impose alors comme une matrice partagée par tous les protagonistes, qu’ils soient racistes et antiracistes, de droite ou de gauche.
Avec la « parenthèse de Vichy », la guerre d’Algérie est l’autre événement qui servira de prétexte à ceux qui ont alors intérêt à faire silence sur le passé, afin d’échapper à la question de leur responsabilité dans la dérive des années 1930. Cette autoamnistie va être facilitée par deux autres facteurs. D’une part, les années 1960 marquent le début de la seconde phase d’immigration massive de l’après-guerre. Les entreprises recrutent alors les travailleurs dont elles ont besoin en se tournant massivement vers la péninsule ibérique et vers les trois pays d’Afrique du Nord. D’autre part, une nouvelle génération de hauts fonctionnaires et d’experts arrive sur le devant de la scène, au cours de cette décennie. Imprégnés par la culture technocratique qui règne désormais dans ce milieu, ils rejettent la problématique des leurs prédécesseurs. Ces derniers affirmaient qu’il fallait recruter des immigrants racialement et ethniquement proches des Français pour que l’assimilation (l’« alliage ») réussisse. Les nouveaux experts écartent ce mot et commencent à parler d’« intégration ». Pour eux, c’est la question sociale qui prime. Ils ne nient pas l’importance des facteurs ethnico-raciaux, mais ils les insèrent dans un nouveau discours sur le « racisme ordinaire ». Les sondages de l‘époque montrent en effet que « les Français n’aiment pas les Arabes ». Il vaut donc mieux recruter des Portugais pour éviter le risque d’« émeutes raciales » dont les immigrés seraient les premières victimes (comme aux Etats-Unis). Telle est en substance la nouvelle thèse qui s’impose.
C’est ce type de raisonnement qui va permettre d’élaborer le discours opposant les immigrations européennes (qui se sont facilement intégrées) et les immigrations postcoloniales (qui posent problème). Dans le même temps, ce schéma légitime la « décolonisation » de l’immigration algérienne, en transformant ses membres en étrangers, possédant une culture (et une religion) aux antipodes de la « nôtre ». L’irruption du terme « maghrébin » traduit au niveau du langage ce changement de paradigme.
A partir de Mai 68, la question de l’immigration sort à nouveau des bureaux des experts et refait surface dans le débat public. Les partis d’extrême gauche vont jouer un rôle essentiel dans cette re-politisation, imposant l’expression « travailleur immigré » qui permet de souligner le double ancrage identitaire de cette fraction du monde ouvrier. Après la période faste des années 1945-47, c’est le deuxième moment où l’on voit apparaître une vision positive des immigrants dans l’espace public. L’engouement dont ils font l’objet s’illustre notamment sur le plan culturel. Le foisonnement créatif de cette époque va porter les idéaux antiracistes et universalistes à leur apogée. Néanmoins, force est de constater que la re-politisation du problème de l’immigration aboutit à une simple inversion des arguments qui dominaient lors de la période précédente. L’extrême gauche ayant intériorisé la coupure de la guerre d’Algérie réduit, elle aussi, la question de l’immigration à sa composante postcoloniale. Elle reprend également à son compte le discours des experts, opposant l’immigration européenne et l’immigration non-européenne, et entérine les préjugés sur le « racisme ordinaire » des Français.
A partir du milieu des années 1970, la crise économique incite les gouvernements de droite à prendre des décisions pour stopper l’immigration, à un moment où la cause des immigrés cst très populaire. Mais les mesures de « retour forcé » se soldent par un échec en raison de la forte mobilisation des Français. L’équivalence établie par la gauche entre cette politique répressive et le racisme facilite la recomposition du front social-humanitaire, grâce auquel François Mitterrand remporte l’élection présidentielle de mai 1981. A partir de ce moment-là, la droite va constamment utiliser le thème de l’immigration dans sa stratégie de reconquête du pouvoir, en renouant fil national et fil sécuritaire, déconnectés depuis la guerre d’Algérie. C’est dans ce contexte que le Front national fait irruption sur la scène politique en 1983.
Néanmoins, à la différence de ce qui s’était passé au cours des périodes précédentes, il ne s’agit plus d’un simple retour du balancier politique, mais c’est une nouvelle époque qui commence. Le discours public sur l’immigration est profondément affecté, en effet, par l’effondrement de la démocratie de partis au profit de la démocratie du public. Depuis 1984, il existe un consensus de fait entre la droite et la gauche, autour de la fermeture des frontières et de l’intégration des nouveaux venus. Depuis vingt ans, il n’y a donc plus vraiment matière à débat public. Et pourtant, jamais la question de l’immigration n’a été aussi souvent mise au centre de l’actualité, généralement à l’initiative des partis de droite, car c’est un thème qu’affectionne son électorat.
L’affaiblissement du mouvement ouvrier a provoqué une marginalisation des identités socioprofessionnelles dans l’espace public, au profit d’une ethnicisation illustrée par l’invention des « beurs ». Pour la première fois dans toute l’histoire de l’immigration, les enfants d’un groupe d’immigrants sont désignés publiquement par leur origine avec la bénédiction des auteurs de dictionnaires. Le triomphe de l’information télévisée pousse à son terme le processus de fait-diversisation de l’actualité commencé au XIXe siècle. Les liens établis entre terrorisme international, immigration et délinquance aboutissent aux stéréotypes sur les « beurs » qui vont alimenter la stigmatisation dont souffrent aujourd’hui un grand nombre de jeunes Français appartenant aux classes populaires.

L’ANTISÉMITISME ET LE RACISME : DES ENJEUX D’HIER À CEUX D’AUJOURD’HUI
L’histoire de l’immigration doit accorder une large place à la question de l’antisémitisme et du racisme, qui ont été les deux principales facettes de la xénophobie depuis la fin du XIXe siècle, même si celle-ci a souvent pris aussi d’autres formes.

De la politique à la délinquance
Ce qui fait l’importance particulière de ces deux discours d’exclusion tient au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire politique du monde contemporain. L’antisémitisme est apparu quasiment en même temps que l’anti-antisémitisme, et que le racisme est né au même moment que l’antiracisme. Ce sont d’ailleurs les adversaires de ces discours de haine qui leur ont donné leur nom. L’antisémitisme et le racisme ont donc été avant tout des idéologies et des activités politiques, relayées par l’Etat français à certains moments de son histoire (sous Vichy et pendant la colonisation, tout particulièrement au cours de la guerre d’Algérie).
Cette dimension politique est importante à rappeler pour éviter les anachronismes qui sont fréquents aujourd’hui chez les historiens qui confondent explication et dénonciation du passé. J’ai indiqué au chapitre VII que dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, André Siegfried avait affirmé qu’il était contre une politique d’immigration fondée sur des quotas ethniques, comme aux Etats-Unis, car elle était « teintée de racisme ». Mais dans le même temps, il affirmait que la race noire était inférieure à la race blanche. Pour nous, ce type de phrase est un exemple typique de discours raciste, mais pour Siegfried le mot « racisme » s’appliquait à des actions politiques, pas à des opinions sur les races.
Nous avons vu aussi, au cours de notre recherche, que la Ligue des droits de l’homme avait inscrit son combat contre l’antisémitisme dans une perspective universaliste. Mais nous avons constaté que, dans les faits, ses membres n’avaient pas échappé au clivage entre « eux » et « nous ». Ce sont des militants de la Ligue qui ont construit, sur le plan administratif, la catégorie des « indésirables », en cautionnant indirectement une politique de recrutement fondée sur des critères raciaux. La définition de ce qui est « humain » dans l’homme n’a donc pas été d’emblée universalisée, car elle dépend des modèles d’humanité auxquels les individus peuvent s’identifier. La Seconde Guerre mondiale a été un moment essentiel dans les progrès de la conscience universelle. Les organisations nées dans le cadre de la Résistance, principalement le MRAP, ont en effet joué un grand rôle pour inscrire le combat contre l’antisémitisme dans une perspective plus vaste de lutte contre le racisme colonial, en étroite relation avec le mouvement ouvrier.
Aujourd’hui, les termes « antisémitisme » et « racisme » ne désignent plus les mêmes réalités que dans le passé. Ce sont sans doute les deux mots les plus chargés d’histoire de la langue française, mais le poids de la mémoire tend à obscurcir les réalités actuelles plutôt qu’il ne les éclaire. Ces mots ne font plus référence à des discours ou des programmes politiques, défendus par des militants ou des agents de l’Etat, car ces discours et ces programmes ont quasiment disparu de la scène de l’histoire grâce aux combats victorieux qu’ont menés les générations qui ont combattu avant nous contre ces atrocités. C’est un point que l’historien doit rappeler, y compris parfois contre les entrepreneurs de mémoire, qui ont intérêt â dramatiser la réalité pour légitimer leurs offres de services,
L’antisémitisme et le racisme relèvent aujourd’hui d’une forme particulière de délinquance. C’est pourquoi les délits en la matière ont été intégrés au récit criminel que diffuse chaque soir la télévision. Les organisations qui ont pris en charge ce combat n’échappent pas au processus que j’ai décrit au chapitre vm. Elles sont prises, elles aussi, dans les contraintes de la démocratie du public. La qualification des actes (telle agression est-elle « vraiment » antisémite ou raciste ?) de même que leur mesure sont devenues ainsi des enjeux majeurs. L’un des objectifs étant que la télévision en parle. Cette tendance à la fait-diversisation de l’antisémitisme et du racisme est un problème sur lequel les associations humanitaires devraient réfléchir. Elle conduit en effet à une certaine banalisation des discours sur le sujet qui va à l’encontre des efforts que nous faisons, en tant qu’enseignants, pour expliquer aux nouvelles générations ce qu’ont été ces fléaux dans le passé. Le fait que toute la classe politique puisse se mobiliser pour dénoncer une agression fictive (comme cela a été le cas récemment dans l’« affaire du RER D ») est symptomatique de cette dérive.
Le contraste entre le passé et le présent apparaît de manière frappante dans la tendance actuelle à opposer antisémitisme et racisme, alors que jusque dans les années 1980 il s’agissait de deux facettes d’un même combat, le plus souvent mené par les mêmes hommes. Cette mise en concurrence résulte du fait que la défense des droits de l’homme est de plus en plus déconnectée des luttes sociales, alors qu’auparavant toutes les causes progressistes étaient vues comme complémentaires, dans une perspective d’émancipation universelle.

Fracture coloniale et imposture scientifique
Le fait que les acteurs aient de moins en moins de prise sur la vie politique réelle explique la place croissante faite aux enjeux mémoriels. Les luttes qui opposent les grands groupes de pression ont été illustrées, ces dernières années, par la tendance à isoler, dans les recherches des historiens, les arguments qui confortent tel ou tel point de vue partisan. La « fait-diversisation » de l’actualité touche ici à son paroxysme, puisque désormais c’est la connaissance historique elle-même qui est prise dans une logique visant à sélectionner des victimes et des agresseurs pour alimenter des bonnes causes. La mise en concurrence de la mémoire de l’esclavage et de la Shoah a montré récemment à quel niveau est descendu aujourd’hui le débat public en France.
Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement, puisque cela concerne directement le sujet traité dans ce livre, sur une autre illustration de ces usages publics de l’histoire. Il s’agit du discours sur la « fracture coloniale ». Dans un ouvrage récent, l’un des principaux tenants de cette thèse Pascal Blanchard, a dénoncé le « dogme du creuset français » en affirmant que ce « processus a fonctionné pour les Européens », mais que ça ne marche plus aujourd’hui en raison de la fameuse « fracture coloniale ». Ce type de raisonnement illustre la confusion qui règne dans ce milieu entre l’analyse d’un processus historique et des jugements de valeur d’ordre politique. Le discours sur l’intégration « réussie » ou non « réussie » est un discours d’experts, à caractère normatif, ce n’est pas un constat scientifique. De plus, comme nous l’avons vu, alors que les tenants de la « fracture coloniale » se présentent comme des intellectuels critiques dénonçant les « tabous » de la pensée dominante, ils reprennent à leur compte, sans le savoir, la vulgate élaborée par les hauts fonctionnaires au cours des années 1960 ! L’argument d’une opposition radicale entre l’immigration européenne « réussie » et l’immigration postcoloniale qui ne « fonctionne pas » a été, en effet, le principal « dogme » mobilisé par la droite et l’extrême droite, d’abord pour tenter de stopper l’immigration algérienne, puis pour justifier les retours forcés. De cette époque jusqu’à aujourd’hui, cette thèse a constamment été mise en avant.
Prétendre que l’histoire coloniale a été un « tabou » jusqu’à aujourd’hui, comme l’affirme le même auteur, est sans doute judicieux de la part de qui veut attirer l’attention des journalistes toujours à la recherche d’un « scoop ». Mais l’affirmation est fausse et même injurieuse pour tous les collègues qui depuis trente ans (ou plus) ont travaillé sur cette question. De même, prétendre que les rapports entre immigration et colonisation n’ont jamais été étudiés est tout simplement risible. Il suffit de consulter une bibliographie de base pour constater que le groupe d’immigrants qui a suscité le plus de livres, et de loin, ce sont les Algériens. La faiblesse de ce type d’analyse fait le jeu de ceux qui, dans le camp d’en face, cherchent à réhabiliter la colonisation. Attribuer les problèmes sociaux qui touchent aujourd’hui les jeunes des quartiers populaires en invoquant rituellement l’« imaginaire colonial » interdit en effet de comprendre le fonctionnement actuel des relations de pouvoir, et le rôle que jouent les professionnels du discours public dans la construction des stéréotypes.

La racialisation du discours social et la criminalisation du langage populaire
Ces remarques m’amènent à évoquer un autre aspect des dérives mémorielles actuelles. Didier Fassin et Eric Fassin ont souligné l’importance de plus en plus grande accordée aujourd’hui dans le débat public au vocabulaire de la race pour appréhender les questions sociales. En prenant l’exemple des « émeutes » de novembre 2005, ils soulignent que ce lexique a été utilisé par ceux qui avaient pris la défense des jeunes (leur combat est vu dans ce cas comme une lutte contre les discriminations raciales), mais aussi par leurs adversaires (qui voient dans ces violences une nouvelle illustration du racisme anti-Blancs). On constate ainsi que la tendance à désigner les immigrants (et leurs enfants) venus des pays de l’ancien empire colonial français à l’aide d’étiquettes ethnico-raciales (tendance apparue au lendemain de la décolonisation dans le discours des experts) s’impose aujourd’hui dans tous les secteurs de la vie publique.
Cette évolution a été encouragée au plus haut sommet de l’Etat, le ministre de l’Intérieur ayant lui-même montré l’exemple en se targuant, d’avoir nommé un « préfet musulman ». La principale chaîne de télévision a emboîté le pas en annonçant à ses fidèles qu’un « journaliste noir » remplacerait le présentateur maison pendant l’été 2006. Le même discours se répand aujourd’hui chez les hauts fonctionnaires de la République. Dans un livre récent, l’un de ceux qui ont eu la charge d’appliquer la politique d’intégration pendant de nombreuses années dénonce la faillite de l’action de l’Etat en la matière. A ses yeux, tout le mal viendrait du « national-républicanisme » qui refuse d’attribuer un statut juridique à la couleur de la peau. « L’opinion publique ne semble avoir aucun mal à admettre qu’il y ait en France des gros. Eh bien il y a aussi, chers républicains, des Noirs, des basanés, des Jaunes ; il y a des Algériens et des Sri-lankais, des Portugais et des Péruviens, des ressortissants de la République de Burkina et des Kosovars. » Une telle phrase illustre parfaitement le désarroi des élites prises dans la spirale de l’échec, puisque leurs membres ne parviennent même plus à faire la différence entre les propos du café du commerce sur les « basanés » et les catégories juridiques fixées par les Etats.
Du côté des intellectuels, la même tendance se fait jour. Tout oppose un intellectuel de gouvernement comme Alain Finkielkraut et un intellectuel critique comme Yann Moulier-Boutang, sauf le diagnostic sur la race. Pour l’un comme pour l’autre, les violences sociales de novembre 2005 doivent être vues comme des émeutes raciales. Ce n’est pas le lieu ici d’ouvrir un débat sur la légitimité politique de ce changement de vocabulaire. Mon but est simplement de comprendre ses effets dans le domaine de la lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Pour cela, je voudrais revenir sur les enquêtes publiées récemment sur le sujet. Le sondage 2004 commandé par la CNCDH montre que ce sont les individus qui ont le plus faible niveau d’études qui sont les plus intolérants à l’égard de l’islam ou des juifs. Ce constat est confirmé par un rapport officiel récent sur l’antisémitisme qui attribue sa « montée » à la « culture de la pauvreté ».

La conclusion qui s’impose, c’est donc qu’aujourd’hui plus on est pauvre, plus on a de chance d’être antisémite ou raciste. Avant la Seconde Guerre mondiale, les associations luttant pour les droits de l’homme mettaient en cause les aristocrates et les bourgeois (grands ou petits). Aujourd’hui, elles s’en prennent aux miséreux et à leur manque d’éducation. Ce que ces enquêtes enregistrent en fait, c’est l’ethnocentrisme des élites. Comme nous l’avons vu au chapitre vnI, les sondages d’opinion et les enquêtes de « terrain » sont des techniques grâce auxquelles, par un coup de baguette magique, les sondeurs et les experts font parler publiquement des individus qui, en réalité, sont totalement exclus de l’espace public.
Les études sérieuses qui ont été consacrées à la xénophobie en milieu populaire ont souligné que les groupes les plus faiblement scolarisés n’ont pas de langage propre. Ils se contentent le plus souvent d’inverser les signes du langage dominant, pour signifier leur refus d’un monde qui ne leur fait pas de place. Uli Windisch a pu ainsi montrer qu’une partie de l’électorat de l’extrême droite appartient au milieu qu’on appelle en Suisse les « Neinsager », ceux qui répondent toujours « non » lorsqu’on leur demande leur « opinion » dans les « votations populaires ». Lorsque les ressources qui sont mises à la disposition de ces groupes pour énoncer leur refus proviennent du vocabulaire social, la logique d’inversion les conduit à dénoncer les « bourgeois », les « capitalos » ou les « richards ». Mais quand c’est le vocabulaire ethnico-racial qui leur est imposé, alors les formes de résistance à l’ordre établi peuvent s’exprimer dans un langage qui tombe sous le coup des lois réprimant l’antisémitisme et l’antiracisme. Après le démantèlement des organisations que les classes populaires avaient construites pour se défendre, nous sommes donc entrés aujourd’hui dans une époque où c’est le langage permettant de nommer ces résistances qui leur est refusé.

STÉRÉOTYPES ET STIGMATISATION
Expliquer la " montée " de l’antisémitisme et du racisme par la pauvreté ou le manque d’éducation permet aussi aux élites de s’exonérer de toute forme de responsabilité. Les résultats de la présente recherche montrent que les choses ne sont pas si simples. Si l’on se place dans une perspective de longue durée, on constate effectivement que les insultes publiques, les incitations à la haine raciale ou les programmes politiques appelant à l’élimination physique de telle ou telle communauté ont pratiquement disparu. On observe aussi que, dans le domaine de la littérature, du théâtre et du cinéma, les représentations systématiquement négatives et les discours humiliants sur les immigrants sont devenus rares.
Comment se fabriquent les stéréotypes sur l’immigration ?
Mais le bilan est beaucoup moins positif quand on se penche sur le discours concernant l’actualité. En un siècle, ceux-ci ont finalement peu évolué sur le fond. Je ne parle pas ici des diatribes publiées par les feuilles d’extrême droite. Je pense aux grands journaux, aux hebdomadaires, aux actualités télévisées, bref à tous les organes d’information qui fabriquent aujourd’hui l’opinion. Entre les jeunes ouvriers qui écrivent dans L’Atelier en 1840 pour supplier les publicistes de cesser de les présenter comme des alcooliques ou des voyous et les jeunes de banlieue d’aujourd’hui qui lancent des cailloux aux journalistes qui viennent les filmer, il y a bel et bien un point commun. Ce point commun, ce n’est pas le « racisme », terme qui n’existait pas il y a cent cinquante ans, mais le sentiment d’humiliation que ressentent ceux qui sont mis en scène dans les récits de faits divers.
Désigner ce sentiment à l’aide du vocabulaire racial empêche de comprendre comment fonctionne ce type de discours. C’est pourquoi je pense qu’il est préférable d’aborder ces questions en étudiant les formes de stigmatisation qui touchent les immigrants ou leurs enfants Nous avons très peu d’études en France sur ce sujet. Je m’appuierai donc ici sur des travaux de psychologie sociale qui ont été réalisés aux Etats-Unis à propos de la population noire. Ces études définissent la stigmatisation comme une « caractéristique associée à des traits et stéréotypes négatifs, qui font en sorte que ses possesseurs subiront une perte de statut et seront discriminés au point de faire partie d’un groupe particulier : il y aura "eux" qui auront une mauvaise réputation et « nous, les normaux ».
Nous avons vu tout au long de ce livre que les principaux stéréotypes sur les immigrants avaient été élaborés en amont du politique dans les récits d’actualité construits par des journalistes qui n’appartenaient pas, pour la grande majorité d’entre eux, à des groupes d’extrême droite. C’est seulement lorsque ces stéréotypes ont été fermement établis qu’ils ont été intégrés ensuite aux discours politiques accusant les groupes stigmatisés d’être responsables des malheurs des Français. Depuis la fin du XIXe siècle, les représentations négatives des immigrants ont été élaborées d’abord dans les rubriques sociale, politique et internationale des grands journaux. Les contraintes du commentaire d’actualité, et notamment la nécessité de trouver des liens entre des événements disparates, expliquent le caractère extrêmement répétitif des discours sur l’« assimilation » ou l’« intégration » depuis un siècle.
Ces mises en équivalence expliquent que les représentations péjoratives des immigrants ne se limitent jamais à une seule composante de leur identité. Nous avons observé que les stéréotypes conjuguent toujours plusieurs traits, au moins l’origine des personnes (ou la religion) et leur milieu social. Si l’on supprime l’un des deux éléments, le stéréotype s’écroule. La stigmatisation des juifs a constamment été reliée à leur position sociale (la banque ou le ghetto, selon les cas). De même aujourd’hui, un « beur » sans sa banlieue n’est plus un « beur ». S’il est riche et beau, il peut devenir le plus populaire des Français. On comprend pourquoi l’antiracisme est voué à l’échec s’il ne combat pas en même temps la stigmatisation de l’origine et de la position sociale.
Les stéréotypes sont intériorisés par ceux qui lisent les journaux (ou regardent la télévision) parce qu’ils sont répétés inlassablement chaque jour, souvent pendant de nombreuses années (cf. le thème de l’espion allemand entre 1870 et 1914 ou, aujourd’hui, le thème du terroriste islamiste). Comme l’a montré Walter Lippmann (qui était lui-même journaliste), les stéréotypes se transforment ainsi en « images préconçues et figées qui déterminent nos façons de penser, de sentir et d’agir ». Les stéréotypes véhiculés par les grands moyens d’information ont des effets sociaux parce que nous rattachons toujours des individus à des catégories. Si l’on nous demande de citer un exemple d’oiseau, spontanément nous sommes incités à citer l’hirondelle plutôt que le pélican, celle-ci faisant partie de notre paysage familier. Le fait de présenter les jeunes « beurs » de banlieue toujours dans des reportages sur les « problèmes » de l’immigration crée des réflexes du même type chez ceux qui lisent, écoutent ou regardent les « informations ». Ce genre de processus permet de comprendre pourquoi tous les Italiens ont été montrés du doigt lorsque Caserio a assassiné le président Sadi Carnot, en 1894 ; même chose pour les Russes, quand Gorguloff a tué Paul Doumer.
Les stéréotypes diffusés par les grands moyens d’information contribuent fortement à fabriquer le « sens commun » ou l’opinion publique. J’ai montré qu’on ne pouvait pas expliquer le formidable succès de La France juive si l’on ne voyait pas qu’Edouard Drumont avait exploité le sens commun fabriqué auparavant par les journalistes de faits divers. La même remarque vaut pour Charles Maurras et l’Action française dans les années 1930, ou Jean-Marie Le Pen et le Front national aujourd’hui. La stigmatisation des musulmans dans la France actuelle ne s’explique donc pas par l’« imaginaire colonial », mais par les discours d’actualité sur le terrorisme islamiste. C’est la raison pour laquelle elle sévit au même degré dans des pays comme le Danemark ou les Etats-Unis qui n’ont pas colonisé des pays musulmans.

Les stéréotypes sur les immigrants s’enracinent dans la réalité sociale parce que tous nos discours sont imbibés de jugements normatifs qui classent et hiérarchisent les individus selon deux principaux critères : le niveau de ressources économiques et le niveau d’études. Qui n’a pas entendu mille fois des propos sur les « bons établissements » scolaires, les « bons » élèves, les « bons » quartiers, les « bonnes » fréquentations, etc. ? Les immigrants ayant presque toujours fait partie des groupes les plus défavorisés, on ne peut donc pas être surpris qu’ils aient constamment fait l’objet de représentations négatives.
Un autre point sur lequel il faut insister tient au fait que les stéréotypes affectent fortement l’identité de ceux qui les subissent. Par exemple, en voyant les lettres R-CE, un Américain sortant d’un restaurant chinois pensera RICE s’il est blanc, RACE s’il est noir’. C’est le même type de phénomène que nous avons observé en analysant les témoignages littéraires. On a vu qu’au moment de l’affaire Stavisky, Yankel, le héros des Eaux mêlées, s’était spontanément senti coupable parce que la presse avait abondamment souligné que Stavisky était juif. Lorsque Gorguloff a assassiné le président Doumer, même les membres de la « deuxième génération » russe se sont sentis impliqués. A l’inverse, quand Auguste Vaillant a lancé une bombe à la Chambre des députés, en 1894, les Français ne se sont nullement sentis responsables de cet acte terroriste parce que Vaillant était français. Lorsque vous appartenez au groupe dominant, votre religion ou votre nationalité ne sont pas des facteurs discriminants.
Les études de psychologie sociale montrent aussi que les personnes stigmatisées vivent souvent dans une grande insécurité. « Ce qui est menaçant pour les sujets, c’est le risque de ne plus être vus comme des individus à part entière, mais d’être réduits à un stéréotype négatif, à un trait dévalorisant associé à une catégorie sociale. » Ce sont surtout ceux qui sont enfermés dans le statut de victimes qui souffrent de ces discriminations, et non pas ceux qui parviennent à les combattre. On retrouve ici les deux grands types d’attitudes que j’ai mis en valeur dans ce livre. Les uns sont incités à se replier à l’intérieur du groupe stigmatisé pour se protéger des agressions extérieures, alors que les autres sont enclins à riposter. Et quand la résistance ne peut pas passer par des mots, elle s’exprime souvent par la violence. Les stigmatisés se comportent alors conformément au stéréotype, se qui permet aux dominants d’être confortés dans leurs certitudes.
On comprend, à la lueur de ces quelques remarques, les raisons de l’échec des politiques d’intégration. En confortant l’idée que les groupes qu’ils ont pour charge d’intégrer ont des « problèmes », les experts et les fonctionnaires qui sont chargés de mettre en œuvre ces politiques contribuent à leur stigmatisation, ce qui contredit l’objectif affiché. L’affaire du voile islamique a mis en pleine lumière ce genre de processus.

Comment lutter contre la stigmatisation ?
A partir de ces réflexions, on comprendra mieux, peut-être, pourquoi je pense qu’il faut centrer l’action civique sur la stigmatisation plutôt que sur la discrimination. Le propriétaire d’un logement qui doit choisir entre dix locataires potentiels éliminera celui qui est issu du groupe stigmatisé, non pas parce qu’il est « raciste », mais parce qu’il ne veut pas prendre de risques en recrutant un individu appartenant à une catégorie « qui pose problème ». C’est la visibilité du stigmate qui déterminera la conduite de ce propriétaire. Et l’on ne pourra pas prouver la discrimination, sauf à installer un détecteur de mensonges dans le cerveau des logeurs. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à ce type d’action, mais il ne faut pas se faire d’illusions sur leurs résultats.
La même remarque vaut pour les « discriminations positives ». Ceux qui plaident pour des solutions du type « préfet musulman » justifient leur thèse en affirmant que le « modèle républicain » a échoué. Tout le discours actuel de lutte contre les discriminations repose sur cette idée. J’ai montré dans ce livre que ce « modèle républicain » s’était fixé au moment de l’affaire Dreyfus. Les dreyfusards se sont alors mobilisés contre ceux qui apostrophaient le gouvernement pour connaître le nombre de juifs dans la fonction publique. L’alliance entre les différentes composantes du front social-humanitaire a été scellée autour d’un rejet de ce type de démarche au profit des critères sociaux : combien d’enfants d’ouvriers, combien d’enfants de paysans, dans les grandes écoles, dans le corps préfectoral, etc. ? Ce n’est donc pas le « modèle républicain » qui a échoué (ce qui, à mes yeux, ne veut à peu près rien dire) mais c’est le discours des élites qui a changé.

DE L’HISTOIRE À LA MÉMOIRE. […]
Combattre la stigmatisation, ce n’est donc pas la même chose que lutter contre les discriminations, même si les objectifs visés peuvent être communs. Dans la deuxième perspective, le but affiché s’inscrit dans une logique de « compensation » pour corriger des inégalités, en isolant une caractéristique identitaire (l’origine ethnique, la couleur de peau, etc.), qui est ainsi exposée sur la place publique. Sans revenir sur les problèmes que j’ai évoqués plus haut, il faut souligner que ce type de mesures renforce souvent les stéréotypes. Les reportages télévisés qui montrent aujourd’hui des jeunes immigrés au chômage en les présentant comme des victimes de discriminations pour « compenser » les sujets sur les « tournantes » ont des effets terriblement négatifs sur le plan civique. Ils alimentent en effet, dans les milieux qui ne sont pas issus de l’immigration mais qui souffrent, parfois, des mêmes difficultés, les réflexes d’« inégalité retournée » dont j’ai pointé l’importance dans l’histoire du racisme et de l’antisémitisme. C’est le meilleur moyen de conforter les discours du type : « tout pour les immigrés et rien pour nous, cons de Français ».
Pour lutter contre la stigmatisation, il faut agir en amont du politique, au niveau de la construction des représentations. Mohand Khellil avait affirmé, il y a déjà quinze ans, que l’un des objectifs essentiels de la « lutte pour l’intégration » des enfants de l’immigration, devait être de « briser l’image négative qui leur colle à la peau ». Ce conseil n’a malheureusement pas été entendu, mais il a conservé toute son actualité. La tâche est difficile car, comme nous l’avons vu, la fabrication et la diffusion des stéréotypes ne sont pas imputables à l’action d’une personne. Les stéréotypes se développent, le plus souvent, sans être accompagnés de paroles ou d’actes en contradiction avec les lois en vigueur. Ils ne peuvent donc pas être appréhendés avec les outils actuels de la lutte contre le racisme. C’est pourquoi je suis convaincu que ce n’est pas par la répression que l’on peut agir dans ce domaine, mais par l’éducation, en se tournant d’abord vers ceux qui fabriquent les discours publics. Seule une réflexion collective réunissant tous ceux qui font partie de ce milieu (y compris les historiens) permettra d’avancer dans cette voie.

Il est aussi nécessaire de permettre aux personnes stigmatisées d’intervenir elles-mêmes, directement, dans l’espace public. Nous avons vu que le regard des élites sur la « populace » comme disait Victor Hugo, avait changé quand ceux qui étaient désignés ainsi ont eu la possibilité de protester publiquement contre ces termes humiliants. De même, grâce à l’affaire Dreyfus, les ouvriers juifs ont pu rejeter eux-mêmes, dans la presse syndicale, les préjugés antisémites que véhiculaient encore certains de leurs dirigeants. Aujourd’hui, le mieux que pourraient faire les intellectuels, c’est de favoriser l’émergence d’un processus comparable, pour aider ceux qui subissent ces formes de rejet à fabriquer leur propre langage.
Pour cela, il faut aussi lutter contre les assignations identitaires. En tant qu’historiens nous pouvons contribuer à cet effort en critiquant les discours mémoriels qui enferment les Français issus de l’immigration dans telle ou telle catégorie de victimes ou d’agresseurs, en mettant en relief la diversité des éléments qui ont joué un rôle dans la construction des identités collectives. C’est ce qu’avaient réussi à faire autrefois les militants du mouvement ouvrier, en forgeant l’étiquette « travailleur immigré », étiquette qui laissait au moins le choix entre deux types d’affiliation. Notre rôle n’est pas de dire à la place des personnes concernées quelle est leur « véritable » identité, mais de leur donner la possibilité d’opter pour celle qui a leur préférence. Nous avons remarqué que lorsque cette liberté leur a été offerte, les immigrants ont privilégié généralement l’appartenance de classe, sans pour autant renoncer à défendre leur origine. Dans les années 1930, les ouvriers juifs ont adhéré en masse à la CGT et au PCF, plutôt qu’aux structures confessionnelles. A la même époque, les travailleurs algériens ont préféré eux aussi les organisations communistes à l’Etoile nord-africaine (ENA) ou au Parti populaire algérien (PPA). Plus récemment, les jeunes issus de l’immigration algérienne ou marocaine ont rejeté le mot « beur » dès qu’il a été célébré par la « gauche caviar ». Le terme « re-be » est aujourd’hui beaucoup plus employé par ces jeunes, parce qu’il leur permet de sauvegarder leur double identité (l’origine et la classe).

LA PLACE DE L’HISTORIEN […]
L’empêcheur de commémorer en rond
[…] Dans le contexte de la France actuelle, je crois que notre rôle [d’historien] est d’enrichir la mémoire collective, de la rendre plus critique, en y intégrant des connaissances qui n’ont pas été produites pour réhabiliter ou dénoncer, mais plutôt pour expliquer et comprendre.
Je sais d’expérience que la tâche n’est pas facile car la mémoire est une dimension essentielle de l’identité collective. Les porteurs de mémoire ont pour fonction de « sauver de l’oubli » le groupe au nom duquel ils parlent. Ils sont tournés vers la réhabilitation des victimes et la dénonciation des oppresseurs. Ils interviennent activement dans les polémiques qui opposent les acteurs du champ politique. La position paradoxale de l’historien tient donc au fait que, pour enrichir la mémoire collective, il doit sans cesse résister aux pressions des mémoires particulières. Tâche d’autant plus ingrate qu’il peut toujours être accusé de ne pas compatir aux malheurs des victimes du passé. L’histoire du stalinisme a montré, néanmoins, combien il était important que les intellectuels ne cèdent pas sur ce point.

Une autre difficulté tient au fait qu’il n’y a pas de vérité historique gravée dans le marbre pour l’éternité. Les historiens ont souvent des désaccords entre eux sur l’interprétation des faits, une connaissance scientifique est donc toujours relative. Elle est vraie « jusqu’à preuve du contraire », ce qui signifie qu’il faut utiliser les moyens de la recherche savante pour l’invalider et non pas la discréditer avec des arguments politiques ou moraux. L’histoire de l’immigration est un domaine où il existe aujourd’hui une véritable communauté scientifique, au sens élevé du terme, composée de chercheurs qui peuvent avoir des désaccords entre eux, mais qui partagent un savoir commun. Celui-ci constitue la quintessence des connaissances sur le sujet qu’il s’agit aujourd’hui de transmettre, chacun apportant évidemment sa touche personnelle dans le tableau d’ensemble.

Changer le regard
[…] Certes, braquer le projecteur sur l’immigration, c’est envisager l’histoire de la mobilité des hommes du point de vue de l’Etat d’accueil. A ce titre, c’est contribuer à une histoire de France rénovée, qui concerne tous les Français. Mais ce qui fait l’originalité et l’intérêt de ce domaine de l’histoire tient au fait qu’on ne peut l’étudier qu’en mettant en relation un grand nombre de phénomènes. C’est une contribution à la mémoire d’un « nous national » ouvert sur l’extérieur. […]
Faire connaître l’histoire des multiples groupes d’immigrants qui ont joué un rôle dans l’histoire contemporaine de la France est donc l’un des axes essentiels sur lesquels doit porter l’engagement mémoriel de l’historien. Néanmoins, nous l’avons vu en abordant la question de l’« intégration », l’histoire de l’immigration nécessite aussi d’appréhender la diversité des critères identitaires qui définissent les personnes. Il n’existe pas d’individus qui seraient seulement des « immigrés » La nationalité, le sexe, le milieu professionnel, le lieu d’implantation doivent toujours être pris en compte lorsqu’on étudie ce genre de problème. Par ailleurs, l’histoire de l’immigration est étroitement liée à l’histoire de la construction des Etats-nations depuis le XIXe siècle. L’histoire de la nationalité ou des papiers d’identité concerne tous les citoyens.
Pour contribuer à enrichir la mémoire collective, l’historien a aussi pour tâche de combattre les stéréotypes. Le principal d’entre eux tient certainement aujourd’hui à la confusion entre immigration et colonisation, qui perdure depuis cinquante ans et contribue à enfermer une partie des enfants d’immigrants dans un statut d’éternelles victimes. Cette confusion doit être rejetée pour deux raisons. La première est qu’elle brouille la compréhension des phénomènes historiques. L’immigration et la colonisation sont des aspects de la politique républicaine apparus à peu près au même moment (au cours des années 1880), mais qui relèvent de logiques très différentes. Confondre le statut juridique de l’immigré étranger et celui de l’indigène, c’est se priver des moyens de comprendre des modes de domination étatiques qui n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Cette confusion contribue aussi à alimenter le stéréotype sur l’« indigène » qui, comme tous les stéréotypes, masque les personnes réelles et la diversité des éléments qui entrent dans l’identité de chacun. Elle empêche de voir que des immigrants venus d’horizons extrêmement différents ont souvent partagé les mêmes expériences, les mêmes souffrances, les mêmes espérances.
Pour « changer le regard » porté sur l’immigration, […] il faut développer les liens avec le monde enseignant et réformer les programmes d’histoire, pour que l’immigration ait enfin la place qui lui revient […] dans ce programme d’éducation civique. Je voudrais toutefois insister sur le fait que celle-ci ne s’adresse pas seulement aux élèves ou aux citoyens de base, mais concerne aussi (et peut-être surtout) les élites, c’est-à-dire ceux qui fabriquent les représentations collectives véhiculées dans l’espace public. S’interroger sur les rapports entre la construction des discours sur l’immigration et leur réception est l’une des tâches à mon avis les plus urgentes qui s’imposent à nous tous.

[…]
Pour lutter contre les formes d’intolérance et changer le regard porté sur les immigrants, la pédagogie antiraciste ne suffit pas. Les intellectuels ont toujours eu tendance à croire qu’il suffisait de développer des arguments rationnels ou moralisateurs pour « faire reculer le racisme ». Nous touchons là à l’une des principales limites de la conception républicaine des droits de l’homme. Je l’ai amplement montré ici, les comportements de rejet à l’égard des immigrants s’expliquent, en bonne partie, par des raisons d’ordre affectif£ Les individus s’identifient aux représentations collectives qui confortent leur identité et qui leur permettent de justifier leur position sociale ou de dénoncer les injustices dont ils s’estiment victimes. Ce processus concerne à la fois ceux qui véhiculent les stéréotypes négatifs sur les immigrants et ceux qui les subissent. La meilleure manière d’enrichir la mémoire collective de l’immigration, c’est donc de casser les chaînes qui ont produit les stéréotypes sur l’immigré-agresseur et sur l’immigré-victime.
Nous avons vu également que pour aider les personnes qui font partie des groupes stigmatisés il faut leur donner les moyens de devenir les acteurs de leur propre histoire et non pas les enfermer dans la passivité en parlant éternellement à leur place.
[…]
Je suis persuadé, pour des raisons qui tiennent en partie à ma propre trajectoire, que le rôle des intellectuels est de fournir aux individus qui ont besoin d’exprimer leur révolte des langages respectant les règles de la démocratie et la dignité des autres. Contrairement à ceux qui n’ont pas d’autres solutions à proposer qu’une fuite en avant dans la répression, je plaide pour un retour aux principes fondateurs de la laïcité (5->18]), c’est¬ à-dire à des principes éducatifs qui donnent la possibilité aux citoyens de développer leur autonomie. Si nous voulons éviter que l’histoire de l’immigration soit entièrement colonisée par les entrepreneurs de mémoire, nous devons mettre en pratique le conseil que nous donnait Francis Ponge lorsqu’il affirmait qu’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de salut public ».

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