1881, 1901, 1905 : trois espaces de liberté

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Pour la réunion du 23 février 2022,
par P.B.

Au cours de nos travaux, nous avons très souvent rencontré ces 3 lois, et, dans nos argumentations, nous nous y référons volontiers.

Il arrive parfois que, dans le débat public - à tous niveaux - ces 3 espaces s’entremêlent, ce qui crée bien des incompréhensions.

Je me propose de regarder d’abord ce qui rapproche ces 3 lois … et je tenterai ensuite de voir ce qui les distingue, à travers ces 2 questions :
- quel cadre pose chacune exactement ?
- Quelles sont les limites que posent ces cadres ?

Les rapprocher : qu’ont-elles en commun ?

Une caractéristique commune saute d’abord aux yeux : ces lois sont toutes trois plus que centenaires. Très peu de lois ont traversé tout le 20ème siècle sans être abrogées, ou profondément modifiées au gré des évolutions ou des crises de la société.

Au-delà de leur âge, une autre caractéristique s’impose d’emblée : ces 3 lois ont un objet commun : la liberté … chacune dans un domaine particulier :

1881 : Liberté d’éditer, donc liberté d’expression – expression à titre individuel ou à titre collectif –

1901 : Liberté de se regrouper, de se réunir en associations, pour réfléchir, entreprendre en groupe, créer

1905 : Liberté de conscience, liberté de la pratique des cultes, composantes essentielles de la Séparation des Eglises et de l’Etat

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Ces 3 lois se fondent sur un socle commun : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789
• Article 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Cet article 4, fondamental, sera complété plus tard par
la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 et son article 19

la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950.
• ARTICLE 10 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.
• 2. L’exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités …

• ARTICLE 11 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association. 2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles prévues par la loi …

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Les distinguer : les caractéristiques de chacune

1881, 1901, 1905, ces 3 lois déterminent chacune un domaine de liberté qui lui est propre et tracent le cadre correspondant.

J’ai parfois dit ici que tout exercice de la liberté ne prend pleinement son sens que dans le cadre où il est prévu qu’il s’exerce.
Quels sont ces différents cadres ?

- 1881 : LA LIBERTE D’EXPRESSION
Travaux antérieurs : https://www.laicite-aujourdhui.fr/?Liberte-d-expression-et-de-creation
Le 27 février 2008, avec les membres de la Ligue des Droits de l’Homme

Ses fondements : Art. 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Napoléon Bonaparte rétablira la censure préalable pour la presse en 1803 et pour les livres en 1810. La Restauration (1814- 1815 1815-1830) hésitera entre abolition et maintien de cette censure. Le sujet devait être particulièrement sensible à l’époque : en effet, ce sont, en partie, les ordonnances de Charles X sur la presse qui déclenchèrent la révolution des 3 Glorieuses en juillet en 1830.

Après de multiples avancées, de retours en arrière, de procès … arrivera la loi du 29 juillet 1881. Article 1 : L’imprimerie et la librairie sont libres.
Ces sept mots constituent une évolution majeure : la presse est désormais protégée des menaces administratives : plus d’autorisation préalable, plus de censure, plus de cautionnement. Elle ne dépend plus a priori du ministère de l’Intérieur, mais seulement a posteriori de celui de la Justice pour la répression des infractions : essentiellement le racisme, l’injure et la diffamation.

Il n’en demeure pas moins que cette liberté d’expression va rester une liberté très surveillée. Notez que cette liberté n’est pas absolue, comme l’est la liberté de conscience. Au fil du temps, le juge s’attachera aussi à sanctionner le non-respect de la personne, à protéger les mineurs et à réprimer l’atteinte à la vie privée.
3 exemples :
-  La loi Pleven du 1er juillet 1972 qui concernera le racisme. Elle punit la discrimination, l’injure ou la diffamation à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
-  La loi Gayssot du 13 juillet 1990 sanctionnera la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime nazi.
-  Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 sanctionnera la manipulation de l’information (les Fake news).

Aujourd’hui l’usage des réseaux sociaux réactivent la question de la liberté d’expression, et de manière aigüe. → Faudra-t-il, pour l’avenir, renforcer les cadres précédents ? Quelles nouvelles transgressions, quels nouveaux abus pourraient être désignés par la loi ? Quelles nouvelles limites pourraient être posées ?
C’est encore là toute la liberté d’expression qui est en jeu.

Note : Faut-il rappeler combien cette liberté d’expression est un espace nécessaire pour la formation et l’information du « citoyen éclairé », … et donc aussi pour l’exercice de la démocratie ?

- 1901 : LA LIBERTE DE S’ASSOCIER
https://www.laicite-aujourdhui.fr/?LA-LIBERTE-DE-S-ASSOCIER-806&var_mode=calcul (2010)

DDHC 1789 : Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Loi 1901 : Article 1er : Une association est une « convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité, dans un but autre que de partager des bénéfices ».
Article 2 : Les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable, mais elles ne jouiront de la capacité juridique que si elles se sont conformées aux dispositions de
l’article 5.
Ce cadre pose un espace immense, très favorable à toute initiative de groupe, d’autant que la loi laisse une grande liberté statutaire.

La déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 confirmera ces dispositions par son article 20 : la liberté d’association est inscrite comme un droit fondamental :
1. Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques. 2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association. (Subsistent les ordres)

-  1905 : LA LIBERTE DE CONSCIENCE et la Séparation des Eglises et de l’Etat :
Un cadre basé sur des principes. Concernant la loi commune, il écarte les croyances et les dogmes. Le corps social est émancipé du religieux ; il va pouvoir créer de la loi en toute liberté. La liberté de conscience est érigée en principe : aucune limite n’est admise. Un principe qui préside à l’égalité de droit. Le libre exercice des cultes en découle.

Note : Aristide Briand serait étonné de voir combien ses choix, effectués dans une période tendue, ont prouvé leur pertinence au fil des décennies. Il faut garder à l’esprit qu’au cours des débats à la Chambre des Députés, il avait insisté : le principe doit demeurer la liberté et les limitations l’exception.

Si le contexte a évolué au fil des ans, les principes constitutionnels qui sont au fondement de ces 3 lois, comme de notre République, n’ont guère changé. Se sont ajoutés les engagements internationaux de la France. Y sont notamment combattus : le trouble à l’ordre public tel que défini par la loi, l’appel à la discrimination, à la haine ou à la violence, l’antisémitisme ou encore à la désobéissance civile.

3 champs différents, 3 cadres distincts, donc.

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Ces 3 lois, différentes par leur objet, il arrive qu’elles s’entremêlent parfois :
1/ Elles sont liées par l’histoire  :
Quelle portée aurait la loi de 1901 sans la loi de 1881 ? Pouvons-nous imaginer le fonctionnement de la vie associative sans la liberté d’expression ? … Nous ne serions pas là.

La loi de 1905 n’aurait pas été possible sans la loi de 1901. Les radicaux de l’époque l’avaient déjà annoncé : la loi de 1901 est une étape nécessaire à la loi de 1905. En effet, le processus prévu pour la Séparation impliquait la création d’associations cultuelles chargées de subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice du culte.

2/ Un exemple récent en France : la fermeture de la mosquée de Beauvais, association déclarée en 1984 sous le nom d’Association socioculturelle ESPOIR ET FRATERNITE.

Dans Le Parisien :
« Un imam, dans ses prêches, incite à combattre « les chrétiens, les homosexuels, les juifs ». Le ministre de l’Intérieur, sur CNews le 14 décembre 2021, considère que ces personnes attaquent profondément notre modèle républicain et la France ». La préfecture de l’Oise évoque des prêches « valorisant le djihad en tant que “devoir” », « glorifiant les combattants qu’il qualifie de “héros” au service de la protection de la religion musulmane qui serait selon lui menacée par les sociétés occidentales », sociétés d’« islamophobes », « de mécréants, de violeurs et de meurtriers » ; des prêches qui incitent les fidèles à « rompre avec la République » et les exhortent au « repli identitaire ».
L‘homme aurait par ailleurs défendu « une pratique rigoriste et radicale de l’islam » et prôné « une application stricte du port du voile islamique », n’hésitant pas à tenir des « propos discriminatoires voire violents à l’égard des femmes qui ne se plient pas à cette “obligation”, les comparant à des “habitantes de l’enfer” et légitimant leur punition ».
L’ensemble de ces propos peuvent « être regardés comme provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination dans le but de provoquer la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes …

Des propos (1881) tenus dans le cadre des activités d’une association (1901) à caractère cultuel. Ces déclarations sont sanctionnées au nom de la police des cultes Article 36-3 (loi 1905).

Un coup d’œil en passant sur ce que dit la loi confortant le respect des principes républicains LOI n°2021-1109 du 24 août 2021 - art. 87
I.-Le représentant de l’Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut prononcer la fermeture temporaire des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ou tendent à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence.

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Ces 3 lois, même différentes par leur objet, peuvent donc se rejoindre. Même complémentaires, elles ne doivent pas se confondre.
Chacun ici a déjà vécu cette situation (réunion d’association, conseil de quartier …) : ces personnes, femmes comme hommes , qui, en réunion, expriment leur opinion, plutôt haut et fort, persuadées que leurs idées sont sans aucun doute les seules valides et qu’elles seront évidemment adoptées par l’ensemble des participants, … s’étonnant lors de la réunion suivante qu’elles n’aient pas fait loi, voire qu’elles n’aient pas déjà été mises en application …

Nous voyons là combien il est important et nécessaire de distinguer les différents champs (comme le font nos 3 lois) :
-  celui de l’expression, de la proclamation, du déclaratif …
-  celui de l’échange, de la discussion, dans le respect des opinions, des utopies parfois,
-  celui de l’élaboration raisonnée d’une décision qui fera loi commune, et qui devra être suffisamment acceptable par tous

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Il convient donc d’examiner quelles sont les limites de chacune de ces lois, "les bornes " comme dit la DDHC, voire les obligations.

La Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950.
Article 10 : 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Ce cadre est à portée internationale et plutôt précis.

1er cadre : La liberté d’expression :
La loi de 1881 pose une seule contrainte dans son article 13 : le droit de réponse : « Le gérant du journal sera tenu d’insérer dans les trois jours de leur réception ou dans le plus prochain numéro, …les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal …, sous peine d’une amende de 50 à 500 fr » … (aujourd’hui 3 750 euros)

La liberté est donc quasi-totale : sont exclus : les appels à la haine, à la violence, les atteintes aux personnes …
J’ajouterais tout de même que lorsque nous sommes dans l’échange, la liberté d’expression requiert deux choses :
-  1/ une réciprocité : la possibilité que les opinions puissent être opposées,
-  2/ le doute doit y avoir une place.
-  Deux règles, deux contraintes pour que l’échange soit, à mon avis, possible et durable.

2ème cadre : La liberté de s’associer : Une conquête de haute lutte. Rappelez-vous la loi Le Chapelier (1791)
Cette liberté de s’associer doit échapper aux pressions extérieures …. A cette fin, le législateur a prévu d’écarter tout but à caractère lucratif. Voilà l’esprit de la loi de 1901.
La seule contrainte : se conformer à la règle commune. L’article 3 de la loi de 1901 l’annonçait déjà :
Toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement, est nulle et de nul effet.

3ème cadre : La liberté de conscience, pilier de notre modèle républicain, valeur universelle s’il en est.
Quelles limites, quelles bornes ?
Des limites pour l’État : il connaît, mais ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie, aucun culte. Son rôle, son obligation : veiller à ce que les pratiques cultuelles ne remettent pas en cause l’ordre républicain ou qu’elles ne créent pas de troubles à l’ordre public. C’est ce qui est développé dans le Titre V de la loi : la police des cultes.
Les services publics : ils ont une obligation de neutralité …
Des limites pour les institutions confessionnelles : aucune religion ne peut désormais imposer ses prescriptions à la République. Aucun principe religieux ne peut conduire à ne pas respecter la loi.
C’est la séparation au plus haut niveau de nos institutions : « L’Église chez elle et l’État chez lui » V. Hugo.

Une règle émerge cependant de la loi de 1905 : lorsque nous avons à créer de la loi pour une communauté, nationale ou toute petite, il y a lieu de combattre ce qui relève des croyances, des sentiments, des émotions, des affects, de la mode … pour se centrer sur ce qui relève de la raison. Ceci conduit naturellement à la recherche de critères communs, puis universels pour toute décision.

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Au cours de nos travaux, nous avons très souvent rencontré ces 3 lois …
J’ai souhaité les rapprocher, car ensemble, avec les limites propres à chacune, elles constituent un mode de fonctionnement institutionnalisé qui a un impact extrêmement fort sur notre vie sociale. Leur complémentarité m’apparaît évidente et d’une grande cohérence, l’espace immense de liberté qu’elles nous offrent aussi. J’ai souhaité ensuite les distinguer pour mieux en mesurer les enjeux.

Quelles sont les forces et les faiblesses de ce modèle ? Demeurent-elles un point d’appui fiable en toute circonstance, dans la durée ? En existe-t-il modèle meilleur ?
Lorsque ces mêmes cadres, ces champs de l’expression, de la discussion, de la décision ne sont pas bien identifiés et respectés, n’est-ce pas là que l’incompréhension advient, n’est-ce pas à ce point que les discordes naissent ?

Dit autrement : en toutes circonstances, ne faudrait-il pas davantage rappeler dans quel champ se situent nos propos ?

Voilà ce dont je souhaitais que nous discutions ensemble, aujourd’hui.

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