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Laïcité ... "aux petits oignons" - Laïcité Aujourd'hui

Laïcité ... "aux petits oignons"

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Véronique Decker, directrice d’école en Seine St Denis, parle laïcité lors du centenaire de la naissance de Jean Cornec, à Logonna Daoulas (11 mai 2019).

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La Laïcité n’a pas de sens si nous ne pensons pas au peuple qui vit ici.

Ceux qui partagent ce territoire doivent constituer la nation. On imagine trop souvent que la Nation est constituée par les descendants des gaulois, eux même descendants des Sapiens qui peuplaient les grottes de Dordogne, eux-mêmes descendants des homo habilis venus du plus loin de la nuit des millénaires.

Mais le peuple qui habite ici, la nation qui nous entoure, est composé de tous ceux et toutes celles qui sont venus entre cette nuit millénaire et la journée d’hier, des Grecs de Marseille, des Maliens, des Sri Lankais, des Romains, des Italiens, des Vandales, des Espagnols, des Goths, des Juifs de l’Est de l’Europe ou du Nord de l’Afrique, des Chiliens, des Normands, des Francs, des Portugais, des Huns, des Algériens, des Germains, des Marocains, des Helvètes, des Turcs, des Bretons, des Antillais, des Chinois, et des Roumains… Il doit encore en manquer.

Chaque génération a dû cuisiner et recuisiner la soupe de la Nation. Hors quelques nobles dégénérés par la consanguinité, dans la joie ou sous la menace, les populations qui se sont rencontrées, dans l’esclavage et la domination, ou avec l’espoir de venir participer à la Révolution, ou pour se réfugier face à la misère ou les persécutions ou simplement parce que l’herbe y semblait plus verte, la Nation a dû composer, recréer, et faire évoluer au gré des besoins et des temps l’espace public et des règles communes.

Parfois des gens pensent qu’ « avant, c’était mieux », parce qu’il n’y avait qu’une seule religion. Mais cet avant n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu qu’une seule religion. Simplement, le pouvoir en avait une et cette religion faisait sa loi, elle y fondait ses guerres, qui toujours étaient des guerres de pouvoir et bien que lancées au nom de Dieu, rapportaient écus et lingots.

La Laïcité, c’est une règlementation de l’espace public, qui éloigne les religions et les religieux des pouvoirs. C’est elle qui permet de donner à l’école la primauté de la science et des savoirs validés dans la construction des programmes.

La Nation est une vaste soupe qui cuisine tous ces légumes différents sur un fond de bouillon qui passe d’une génération à l’autre, partageant une ou plusieurs langues, une ou plusieurs cuisines, une ou plusieurs religions et formes d’athéismes, mais aussi toutes sortes d’habitus qui se transmettent par la fréquentation commune d’espaces sociaux, à commencer par la rue, les commerces, les espaces culturels, sportifs, mais aussi tous les étages des écoles, de la maternelle à l’Université.

Chaque espace de laïcité est un rapport de force qui doit être maintenu, non pas avec seulement une loi qui a désormais plus d’un siècle, mais par une reconstruction constante avec toutes les organisations politiques et religieuses et un véritable débat entre les habitants tout au cours de leur vie.

Le débat doit commencer à l’école. Pas seulement avec les fameux « interdits de la loi de 2004 », le voile, les vêtements religieux, les signes ostensibles.
Car ce débat devient alors confrontation avec l’Islam, non le débat doit transmettre déjà la composition de l’origine de la soupe, permettant à tous les enfants de voir qu’ils ont du commun depuis bien plus longtemps qu’ils ne l’imaginent.

Lorsque des enfants de mon école disent « moi, je suis Algérien », je leur demande : « Où es-tu né ? ». A l’hôpital Jean Verdier de Bondy ? Mais ce n’est pas en Algérie, ton enfance ne s’est pas déroulée en Algérie, ton club de foot n’est pas un club algérien, et ton école est une école française.

Ne confonds pas tes origines (dont tu dois être fier) et ton histoire (qui se construit ici). C’est ton grand père qui est venu en France, lui était un Algérien. Demande-lui de te raconter l’Algérie.

Lorsque des enfants de mon école me demandent « Tu es d’origine quoi ? » car eux sont tous « d’origine », je leur réponds que je viens de l’Est de la France, et que mon nom le fait entendre, mais que ma grand-mère venait de l’Ouest et mon grand-père du sud, et que mon autre grand père était né à Paris, et qu’en suivant leurs actes de naissance, on pouvait faire le tour de la France et peut-être davantage, si on remontait plus haut.

Le souci, c’est que dans les banlieues enkystées dans la ségrégation spatiale, l’école ne peut plus à elle seule assurer la cuisine, car le fond de la casserole a été vidé, et que pour faire transmission, il faudrait que nous puissions emmener tous les enfants voir les autres régions de France, il faudrait que nous puissions faire des rencontres avec des écoles du Jura, des classes de Lille, des collèges bretons, afin de confronter nos élèves à toutes les réalités du territoire, et de faire coopérer les enfants des villes, les enfants des champs, pour recréer une laïcité paisible fondée sur le partage d’espaces et de projets.

Alors, faute d’avoir une éducation Nationale à la hauteur, une éducation populaire déterminée à le faire, les enfants s’enkystent à leur tour dans des espaces fantasmés, dans lesquels ils se prétendent Maliens, Marocains ou Turcs, alors que chaque été parfois, ils se font traiter de « français » dans le pays d’origine de leur famille, dans lequel ils s’ennuient en vacances, et dont ils ne parlent pas bien la langue, mais dont ils n’ont pas non plus les règles d’usage.

L’argent que nous n’avons pas mis à la construction créative d’une laïcité partagée, nous sommes obligés de le dépenser en imposant par la violence des règles qui ne sont parfois comprises que comme des sanctions.

Alors, quoi faire pour recréer une laïcité que tout le monde comprenne ?

Aucun remède miracle ne sera disponible. Il faut reconstruire patiemment la cuisine, prendre tous ces légumes nouveaux pour faire un pot au feu qui pourra accueillir gombos et poivrons et dont personne encore ne cherche la recette.

Pas un seul descendant des immigrés qui sont venus n’est reparti. Pas un seul réfugié qui est arrivé ne nous a fuis, même si certains ne cherchent qu’à traverser notre territoire. Toutes les dépenses pour « l’aide au retour » ont été des dépenses vaines, et le réchauffement climatique doit nous donner à penser un avenir dans lequel des millions d’êtres humains vont changer de vie, de lieux et d’habitus. Ils ne se noieront pas tous dans la Méditerranée, ils ne gèleront pas tous sur les cols des Alpes.

C’est dire si la laïcité est un débat d’avenir et non un acquis du passé. Car seul l’espoir social maintenant affaisse les promesses d’un avenir radieux après la mort et seule l’éducation à la paix et à la non-violence peuvent lutter efficacement contre les prédicateurs qui prospèrent sur l’humiliation du désespoir social. Mais à tous ceux qui imaginent qu’on peut penser la laïcité sans penser l’amélioration sociale, seulement par une laïcité imposée et violente, je souhaite dire qu’après avoir cuisiné la soupe, il est indispensable de la partager, et que chaque fois que la casserole est plus grande, il faut une table plus longue et non un mur plus épais.

Alors, on peut plus réfléchir à la défense de la laïcité sans réfléchir à la défense d’acquis sociaux partagés pour tous ceux qui vivent ici et de contributions sociales assumées par chacun. Nous sommes assis sur une bombe à fragmentation, sur laquelle chacun se ressent d’abord comme appartenant de son groupe social, de son origine, de son orientation sexuelle, de sa religion, et réclame des droits pour les siens et non des acquis à partager. Chacun est prêt à se battre contre les « phobies » des autres, de la grossophobie à l’islamophobie, mais plus personne ne semble revendiquer du commun.

Or la laïcité, ce sont d’abord des règles de vie en commun, et sans ce commun (l’immeuble, la rue, l’école publique, le quartier, le marché, le bistrot du coin, la mairie, les transports et services publics…) plus besoin d’aucune règle. Chacun trouve son « chèque éducation » pour mettre son enfant à l’école « de son choix », son club sportif réservé (aux filles, aux riches, aux habitants de tel quartier…), sa résidence sécurisée (ou résidentialisée), son espace co-working ou son entrepôt Amazon, sa boucherie halal ou son épicerie bio.

A nous de redonner du sens à ce commun, en commençant par une défense intransigeante de l’école laïque, celle sur laquelle des enfants d’origines différentes peuvent se retrouver, partager des jeux et des bêtises, construire des souvenirs communs à l’écart de leurs parents. Un adjectif existe pour définir cela : émancipateur, c’est à dire permettant aux enfants de rencontrer des gens que leurs parents ne leur auraient pas permis de rencontrer, de lire des livres que leur famille ne leur aurait pas offert, de visiter des lieux dans lesquels on ne les aurait pas emmenés.

La laïcité doit être émancipatrice, non seulement pour les enfants des quartiers populaires, mais aussi pour tous ceux qui seraient tentés de faire des « ligues du Lol » pour déstabiliser les filles ou des groupes facebook racistes, comme à Metz, de créer le harcèlement des étudiants noirs.

Ce débat est une sorte de blanquette de veau. Un indispensable fond de bouillon, hérité des générations précédentes, une cuisson commune allant du céleri à la carotte et du tendron de veau à l’oignon piqué, et dans une autre casserole, des champignons sautés au beurre, et dans une autre casserole des petits oignons glacés au sucre. Mais à la fin, tout le monde saute ensemble dans le plat pour s’unifier par la sauce à la crème et au citron, avec juste un fragile jaune d’œuf pour lier, qu’il ne faut pas faire cuire. La laïcité, c’est cette sauce fragile et douce, qu’on ne peut jamais recuire, et qu’il faut recommencer à chaque cuisson pour lier les éléments disparates mais qui pourtant vont si bien ensemble. Le souci, c’est que pour que la sauce fonctionne, il faut qu’on ne manque de rien en dessous. Lorsque l’absence de justice sociale empêche le plat de se garnir, la sauce semble écœurante.

Alors, ma défense de la laïcité est indissociable du partage des carottes et des tendrons de veau entre toutes les bouches.

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