Le pouvoir et la langue

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pour la réunion du 20 novembre 2024, par D.L.C.

Les talibans d’Afghanistan viennent d’interdire aux femmes de parler entre elles. Ils ne veulent pas qu’elles puissent utiliser la parole comme outil d’émancipation, par la transmission du savoir et des idées. Comme pour eux les femmes sont du bétail, elles ne doivent pas parler, parce qu’elles ne doivent pas penser. Ils ont, sous couvert de religion, le pouvoir de les empêcher de faire entendre leur voix.

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Eliane Viennot éclaire un autre aspect des liens entre le pouvoir et la langue.

Eliane Viennot se définit comme historienne des « femmes de l’ancienne France ». Elle est professeuse (elle revendique cette appellation) émérite de littérature française de la Renaissance, et membre de l’Institut universitaire de France.
Elle a publié de nombreux travaux autour des études de genre pour approcher les pratiques langagières en français, dont trois livres en propre et un autre qu’elle a dirigé.

Pour ce travail, j’ai principalement utilisé : « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin » Editions iXe 201 ; mais j’ai aussi trouvé des précisions intéressantes dans 2 autres : « Le langage inclusif : pourquoi, comment » et l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé : « L’Académie contre la langue française ».

Dans ses recherches, elle s’efforce de démontrer que : "la question linguistique fait, au long des siècles, écho à la question politique sur les femmes : de quoi sont-elles ou pas capables ? faire le ménage ? discourir ? gouverner ?"

Les travaux d’Éliane Viennot sont repris et discutés dans les domaines de l’histoire de la langue française et des études de genre. Et dans l’ensemble, les historiens et linguistes qui ont étudié ses travaux, reconnaissent leur valeur et leur justesse, même si par exemple pour Michèle Clément, professeur de littérature française à l’Université Lumières Lyon II, ce livre est "toujours à la charnière entre synthèse historique, analyse critique et pamphlet".

Il se partage en 2 grandes parties : la première est un historique de la mise en place de la masculinisation de la langue (expression d’E. Viennot). C’est cette partie que je vais vous présenter.
La deuxième partie plus technique, concerne le langage inclusif. Je ne l’aborderai pas.

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3 remarques préliminaires :
La langue que nous parlons agit sur nos pensées au point d’avoir un impact sur nos représentations, nos réactions et même nos capacités cognitives. Autrement dit, nos visions du monde sont influencées par la langue que nous utilisons. Elle conditionne la pensée de ses usagers en leur imposant précisément une manière spécifique de se représenter la réalité. Toute représentation de la réalité est, ainsi, déterminée par avance par la langue en usage. Cette idée également connue sous le nom de « relativité linguistique », n’est pas contemporaine. "Elle traîne depuis des siècles, voire des millénaires, mais elle a été réactualisée par deux anthropologues Sapir et Whorf ", dans les années 1960. Elle est enrichie régulièrement par les recherches neurolinguistiques actuelles.

D’autre part, comme la plupart des langues romanes, la langue française actuelle, est très genrée parce qu’il n’y a pas de neutre. Mais elle est également sexiste car elle donne au genre masculin une nette supériorité sur le féminin. Elle induit ainsi très fortement, mais aussi très inconsciemment, une forme de pensée sexiste dans la société française. C’est une des raisons qui explique la lenteur des changements vers plus d’égalité et les difficultés à sortir des stéréotypes sexistes en France.

Enfin, comme toutes les langues vivantes, la langue française est en perpétuelle évolution, et contrairement à l’idée répandue, le sexisme de la langue française, n’est ni historique ni naturel et il n’a fait que s’aggraver au cours des siècles.

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Historique de la normalisation de la langue française

Le propos d’Eliane Viennot dans son livre est de démontrer que "nous sommes les héritiers et les héritières d’une volonté pour masculiniser notre langue" (l’expression est d’E. Viennot).
Elle fait le constat que jusqu’au début du XV ème siècle, la langue française est négligée par les savants, l’Église et les puissants au profit du latin. A l’époque, le français, langue essentiellement utilitaire, n’est pas normé. Les accords par exemple se font librement en fonction du contexte. C’est par la suite, et de propos délibéré que la « masculinisation de la langue » a commencé puis continué à s’officialiser.

Avec l’invention de l’imprimerie (1450), normaliser la langue française, est devenu une nécessité, mais le travail de normalisation et les réflexions ont porté pendant des décennies sur des sujets plus pressants que le genre des mots : ponctuation, accents, pagination… Ensuite une réflexion sur les langues a émergé peu à peu : leurs origines, l’étymologie, l’orthographe..., mais on ne note encore aucune offensive contre la répartition usuelle des féminins et des masculins, ni pour le lexique ni pour les accords. Les mots : « autrices » ou « possésseure » par exemple qu’on retrouve dans des actes notariés, ne font pas scandale à l’époque.

Elle constate également que les progrès des inégalités de genre ont débutés en amont de l’atteinte de cette évolution de français, sous l’influence grandissante de l’Église.
E. Viennot dit : "La polémique a commencé au sein de la classe intellectuelle, dans un cadre bien précis : celui de la redistribution des pouvoirs liée à la formation et au développement des états modernes, vers la fin du XIIe siècle. A l’époque où les potentats locaux sont dessaisis de leurs prérogatives (fiscales, militaires, juridiques…) au profit des monarques. Ce dessaisissement est rendu possible par la création puis par le développement massif des « fonctions publiques » de l’État" …
A l’époque où ce besoin d’administrateurs a commencé à se faire sentir, seule l’Église était en capacité d’en former.

C’est l’occasion pour elle, d’exclure de cette formation et des carrières lucratives qui en découlent, un certain nombre de groupes sociaux : les femmes, les juifs et même au tout début les laïcs chrétiens. Et pour finir, seuls les chrétiens de sexe masculin ont été autorisés à passer les diplômes, sésames des métiers prestigieux de la fonction publique… Peu à peu s’est ainsi constituée la classe des hommes d’église, laïcs ou religieux, qui monopolise le pouvoir et qu’E. Viennot appelle la "clergie".

"La clergie a poussé dès le XIII eme siècle, à la mise en place de législations défavorisant ses rivaux et les femmes principalement. Et ce, depuis les lieux de pouvoir qu’elle avait investis (Parlement, Trésor, Conseil du roi, tribunaux, Curie…). Et elle s’est aussi attachée à produire des discours les disqualifiant afin de justifier son monopole".
Et elle ajoute :
"Parce qu’elle est la première à construire son État, la France est pionnière dans les progrès de la domination masculine".

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Même si au long des siècles, ces progrès ont fait l’objet d’une active contestation qui n’a pas réussi à les empêcher.
Il y a d’abord eu des attaques concrètes dans le domaine du droit (successions, mariage…) ; ensuite c’est devenu une affaire politique, au début du XIV ème siècle avec Jeanne de France qui a été écartée du pouvoir légitime au profit des Valois. Il s’en est suivi la guerre de 100 ans et une intensification de ce qu’on a appelé "la vitupération des femmes" C’est à dire le dénigrement des femmes.

A partir des années 1410, la loi salique un peu oubliée (elle date de la fondation du royaume par les Francs Saliens) est remise en avant et dès ce moment les femmes de pouvoir sont critiquées persécutées, emprisonnées, ou assassinées.

En 1460, la loi Salique étant au point, elle s’applique au prétexte "que le peuple français est trop noble pour être gouverné par des femmes"…
Les hasards de l’Histoire veulent que, dès la mort de Louis XI en 1483, et jusqu’à la fin de la minorité de Louis XIV, une longue succession de femmes se retrouve au pouvoir, officiellement, ou officieusement, régentes ou favorites. Ces femmes, qui ont été très attaquées, ont mis sur pied une contre-offensive idéologique en dénonçant les misogynes dans leurs écrits. E. Viennot parle "des œuvres qui par exemple déploient des listes de reines héritières, d’emperières, d’inventrices, de jugesses, de savantes, de combattantes … plusieurs gouvernantes françaises ont aussi, fait écrire l’histoire des femmes de manière à détricoter l’argumentaire des incapacités féminines bâti par les misogynes et à fournir à leurs contemporains des modèles de femmes puissantes et légitimes. Ces recueils ont connu un succès phénoménal".
Ils ont aussi alimenté un vaste débat parmi les intellectuels hommes et femmes de l’époque.

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Avec l’arrivée d’Henri IV en 1589, les femmes ont perdu sur le terrain politique mais continuent à se battre en particulier sur le droit au savoir qui leur est de plus en plus contesté par une Église toute puissante.
Mais ce n’est vraiment qu’à partir de Richelieu, que la normalisation de la langue va inclure la grammaire et la suprématie du masculin. Richelieu voulant maîtriser ce qu’on appelle aujourd’hui la "communication" de l’État, crée en 1635 l’Académie française qui est destinée officiellement à travailler à la pureté de la langue, mais aussi de façon plus insidieuse à soutenir et promouvoir le régime en place.

C’est un petit noyau de passionnés proches du pouvoir qui entame ce processus de normalisation. Les autres membres cooptés viennent ensuite. Ils ne sont pas recrutés pour leur connaissances linguistiques ou autre talent d’écrivains, mais pour leur adhésion sans réserve au régime et à l’Église. Y siégèrent, des militaires, des ecclésiastiques, des cousins, des fils, des amis (y compris un petit neveu de Richelieu élu à 17 ans).

C’est le Cardinal qui en a créé les statuts.

Le premier article stipule : « personne ne sera reçu dans l’Académie, qui ne soit agréable à Mgr le Protecteur ».
L’article 21 impose des limites : « il n’y sera mis en délibération aucune matière concernant la religion »
L’article 22  : « Les matières politiques ou morales ne seront traitées dans l’Académie que conformément à l’autorité du prince. »

L’ Académie n’était donc pas une des multiples sociétés savantes très ouvertes y compris aux femmes, qui existaient à l’époque, mais un outil de censure et de propagande politique interdit aux femmes. Sous l’influence de l’Église, cet outil va contribuer activement à évincer les femmes du pouvoir et de la parole publique.
Le Parlement de Paris jugeant d’ailleurs cette instance trop politique refusa tout d’abord de l’enregistrer et Richelieu a dû y rajouter un article « alibi » obligeant les académiciens à prouver qu’ils faisaient leur travail en examinant les œuvres des meilleurs auteurs.

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Après la mort d’Henri IV, les femmes de cours et les femmes de lettres ont continué à être très actives pour se faire entendre dans les sphères politique et artistiques. Elles tiennent un rôle important au cours de la Fronde (1648). Leurs écrits remportent d’importants succès que Scipion Duplex historiographe, mais pas linguiste, condamne avec vigueur : "Ce principe absurde cet excès de complaisance envers les courtisans et envers le sexe féminin."

E. Viennot le constate : Les controverses sur la langue s’intensifient et s’élargissent au genre vers le milieu du XVII ème siècle. Le déséquilibre grandissant du rapport de force entre les sexes, intensifie, dans le domaine de la langue, les progrès de ce que les masculinistes appellent l’ordre naturel.

C’est à partir de là que, les femmes ayant été écartées du pouvoir, politique d’abord puis civil puis privé, la révision de la langue française est venue régulièrement renforcer le sexisme officiel. Cependant, pendant encore des décennies le langage généralement parlé n’est pas le français, mais les diverses langues locales qui résistent jusqu’à la généralisation de l’école publique (1830 pour les garçons, 1880 pour les filles). Le français s’impose alors comme langue nationale avec les règles mises en place au cours des siècles précédents par les tenants de la supériorité et de la plus grande noblesse du genre masculin … renforçant leurs effets sur notre mode de pensée.

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Au cours des siècles et encore à présent, le mélange des arguments historiques linguistiques mais aussi moraux ou religieux va : "caractériser de manière plus ou moins explicite la réflexion sur la langue". La réalité sociale et politique interfère sans cesse dans des jugements apparemment techniques, voire les motive et autorise des personnes plus ou moins compétentes à se prononcer sur le sujet.

Le débat sur le langage, est toujours très vif, actuellement, à l’intérieur des groupes de chercheurs qui souhaitent mettre en place un langage plus ou moins inclusif. C’est l’objet de la 2 ème partie du livre . Et il y a bien sûr aussi ceux qui s’opposent complètement à tout changement, dans les rangs de l’Académie en particulier.

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