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Parlons Islam : les alévis - Laïcité Aujourd'hui

Parlons Islam : les alévis

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Rencontre avec le fils d’une personnalité religieuse turque, installé en France depuis une trentaine d’années.

Il est originaire de Gaziantep, près de la frontière syrienne. Jusqu’en fin de collège, il a suivi des études dans un établissement religieux de l’Etat, administré par le Diyanet (il a poursuivi des études d’économie en université).

-  "Pourrais-tu venir nous parler d’Islam ? Ton vécu d’enfant, de jeune adulte turc et de fils d’une personnalité religieuse (sunnite) nous intéresse …"

-  "Volontiers … Je trouve que la confrontation de cultures éloignées est toujours un enrichissement pour chacun. Une réserve cependant : je ne pourrai parler que de l’Islam de Turquie (pas d’un point de vue maghrébin, subsaharien ou autre …). Nous pourrons aussi parler des alévis …"

Une première rencontre s’est déroulée sous forme de questions/réponses durant 2 heures. Au passage, nous avons pu mesurer notre piètre niveau de connaissances au sujet de l’Islam.
Une seconde rencontre s’imposait où la question des alévis, qui semblait si chère à notre invité au point de vivement susciter notre curiosité, trouverait sa place.

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Réunion du 4 mars 2020 : notes de A.P. et MP.B.

Quelques rapides et nécessaires rappels historiques :

-  7ème siècle : La naissance de l’Islam, Mahomet, les 4 califes … jusqu’au massacre de Kerbala, épisode fondateur du chiisme.

-  10ème siècle : Première trace de l’alévisme en Azerbaïdjan et en Iran. Dans son récit de voyage vers la Chine entre 941 et 942, Abû Dulaf Misar bin Mulalhil, qui a rencontré des Turcs Bagraç, les nomme « musulmans « allawi » ». « Ils refusent le Coran ! » dit-il. En fait, ils refusent la lecture littérale du Coran et privilégient l’approche ésotérique, la recherche du sens profond du texte (Il s’agit de l’approche dite « Batinî » -« batin, mot arabe : ce qui est intérieur, intime, caché …-)

-  13ème siècle : Le soufi Sayyid Hünkar Hadji Bektas Veli, un grand penseur, crée la confrérie des Bektachis. Ses enseignements sont rassemblés dans plusieurs ouvrages (Makalat, Fevaid, …).

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-  16ème siècle : Monté sur le trône ottoman en 1512 après avoir écarté son père, Selim (9e sultan de l’Empire ottoman) élimine d’abord tous les prétendants potentiels au sultanat, ne conservant comme héritier que son fils le plus compétent, Soliman, qui lui succèdera en 1520 (Soliman le Magnifique).

JPEG Dès 1514, Sélim 1er « le brave", "le terrible » se tourne vers l’Est, où Ismail Ier, fondateur de la dynastie perse des Safavides, constitue une menace à la fois politique et idéologique depuis que celui-ci a épousé la foi chiite.
Vainqueur de plusieurs batailles (contre les safavides, … les mamelouks, …), Sélim 1er ramène d’Egypte le calife, ainsi que 2000 ulémas dans le but d’instituer le sunnisme comme religion d’Etat sur l’ensemble de son sultanat.

L’ALEVISME JPEG

Selon Wikipédia, ce courant de l’Islam « regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes et revendique en son sein la tradition universelle et originelle de l’Islam et plus largement de toutes les religions monothéistes ».

Il est classé dans la branche chiite, même si d’autres adeptes (sunnites, chrétiens …) s’y réfèrent.

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Il compte entre 15 et 20 millions d’adeptes en Turquie (soit 20 à 25 % de la population), au sud-est du pays à ses débuts, répartis aujourd’hui sur l’ensemble du territoire. Il est aussi présent en Grèce, Bulgarie, Macédoine, Hongrie, Albanie.

La croyance alévite* repose essentiellement sur l’interprétation exclusivement ésotérique d’un soufisme différent des soufismes sunnite et chiite, qui cherchent un équilibre et une complémentarité entre le manifeste et le caché. Pour les alévis, « le sens caché » du Coran est sa seule vérité. Il faut libérer les phrases du Coran de leurs apparences écrites et verbales et « re »trouver leur essence spirituelle. L’opposition entre le manifeste (zâhir) et le caché, l’ésotérique (bâtin) est exprimée dans la métaphore de la coque et de l’amande. Il s’agit de retirer du Coran « l’amande de la Connaissance » et de laisser au bigot « la coque vide de la loi coranique ». Cette dichotomie détermine toutes les dimensions de la vie, depuis l’exégèse des textes coraniques jusqu’au secret dans lequel le culte est célébré. C’est une prise de distance, voire une libération, non seulement de la charia (code de loi islamique) et de la sunna (les formes de conduite et les règles formelles de l’islam), mais aussi de la Révélation elle-même, opérée par la lumière de la Raison. Les cinq piliers de l’islam (la profession de foi, la prière, le pèlerinage à la Mecque, le jeûne, l’aumône) sont aussi revus et réinterprétés par les alévis.

*Extrait correspondant tout à fait à ce qu’a développé notre invité : Source : www.religion.info

La prière chez les alévis est individuelle, personnelle, sans rite. Bektachi Veli : « Ce que tu cherches n’est ni à Kaaba, ni à Jérusalem : c’est en toi. ». Ils disent que ceux qui ont ensuite ajouté des règles particulières l’ont fait pour leur intérêt propre : les 5 prières chaque jour est une invention omeyade … avant Mahomet, le pèlerinage à la Kaaba était déjà un rite païen … L’aumône : chez eux, est remplacée par une solidarité de tous les jours ….

Ils considèrent que Dieu est présent en toute chose, l’ensemble de ces choses constituant Dieu.

En Turquie, les alévis ont très souvent été persécutés. A Dersim, dans les années 1937-1938, ce sont 30 000 alévis Zaza qui ont été tués.

- > Note : comme ce culte était interdit, il s’est pratiqué en catimini et chaque communauté a avancé séparément, ce qui a produit, à terme, toute la richesse de l’alévisme.

La liberté de conscience :

Pour devenir alévi, il est nécessaire d’en avoir manifesté le souhait : c’est un acte volontaire. Le postulant sera ensuite accompagné pour son entrée dans la communauté. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’engagera dans une démarche spirituelle, mais toujours à son initiative : les alévis ne sont surtout pas prosélytes. Ils prient par amour de Dieu, hors de toute contrainte (de la crainte d’un enfer, par exemple)

L’égalité : La prière s’effectue en langue vernaculaire (en turc pour les turcs, en kurde pour les kurdes). Les femmes ne sont pas voilées.

Le banquet des 40 : Mahomet, de retour de sa visite à Dieu, entend des bruits de voix venant d’une maison. Ce sont 40 Hommes Accomplis rassemblés : ils sont 17 femmes et 23 hommes.
Il frappe à la porte.
– Je suis Mahomet, ouvrez-moi !
La porte ne s’ouvre pas. Il recommence à deux reprises, sans succès. Il réfléchit et frappe à nouveau :
– Je suis un fakir et je m’occupe des pauvres ! La porte s’ouvre. Suivra un épisode très significatif de l’égalité et de la solidarité dans le groupe, hommes et femmes confondus.

- > Nul ne peut se prévaloir d’un statut supérieur, même Mahomet le prophète. Chacun a d’ailleurs la possibilité d’accéder à un même niveau de spiritualité : selon « les commandements », il aura à franchir 4 portes dans son parcours de croyant, chaque degré comportant 10 étapes. Avant toute chose, il devra être capable de maîtriser ses mains, de maîtriser sa sexualité, de maîtriser sa parole …
Au bout de son cheminement, le croyant alévi devient « Homme accompli ».

Précisons aussitôt que l’ « Homme accompli » ne se réfère à aucun modèle : il reste un être unique, différent des autres selon le contexte où il vit, différent de l’ « Homme accompli » des siècles précédents, différent de celui de demain : il a atteint une sorte de finitude qui n’est pas « finie ».

« Je suis le reflet de l’Univers (du Cosmos)
Dès lors que je suis un Homme
Je suis l’océan d’existence de Dieu
Dès lors que je suis un Homme

L’Homme est en Dieu, Dieu est en l’Homme
Tout ce que tu cherches tu le trouveras en l’Homme
Je peux accomplir les plus grands exploits
Dès lors que je suis un Homme (... et que Dieu se manifeste en moi)

Je peux écrire la Torah
Je peux juxtaposer l’Évangile
Je peux comprendre le Coran
Dès lors que je suis un Homme (... et que Dieu se manifeste en moi)

Tant de requêtes et de vœux
Je n’ai que faire de la fatalité (Rota Fortunea)
Aux Anges de s’incliner devant moi
Dès lors que je suis un Homme (... et que Dieu se manifeste en moi) »

Le caractère universel :

Selon la foi sunnite actuellement majoritaire, le Coran est considéré comme la Parole de Dieu. Il est incréé (incréé : qui existe sans avoir été créé). Pour les sunnites, le Coran est immuable, intouchable …

A l’inverse, pour les alévis, le Coran est considéré comme créé. Il est une mise en mots de la Parole du Prophète, opération qui nécessairement, par le passage à l’écrit, modifie la parole d’Allah. Le Coran est donc créé par ses transcripteurs.

- > Cette approche le dégage aussitôt de son caractère immuable, inattaquable ; elle autorise une lecture personnelle (partielle chez les alévis), avec la possibilité de rechercher un « sens caché » dans le texte. Par cet accès personnel direct, la parole sacrée s’ouvre à l’universalité des interprétations.

Par ailleurs, la révélation de Dieu ne se limite pas au seul Coran et c’est le Coran lui-même qui le dit :
sourate 18 (la Caverne) verset 109 : « Si la mer se changeait en encre pour transcrire les paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie avant que ne soient épuisées les paroles divines, dussions-nous y ajouter une quantité d’encre égale à la première. »

sourate 31 (Luqmân) verset 27 : « Quand bien même tous les arbres de la terre se transformeraient en plumes, et quand bien même la mer, grossie de sept autres mers, deviendrait un océan d’encre pour écrire la Parole divine, que Dieu aurait encore d’autres messages à transmettre ! Car Dieu est, en vérité, le Tout-Puissant, le Sage. »

Ainsi la révélation d’Allah ne prend pas fin avec le Coran. Cette révélation divine est atemporelle et continuelle. Étant donné qu’il n’y aura pas d’autre prophète (cf Coran), la révélation est continuelle à travers un don du Tout-Puissant aux hommes : la Raison, l’Esprit, la Pensée ou l’Intellect. Il ne s’agit pas de la raison d’une personne en particulier mais de la Raison Universelle ou collective. Elle permet à l’Homme, avec la grâce de Dieu, d’augmenter ses connaissances et de lire et comprendre la plus grande création d’Allah : l’Univers.

- > Contrairement aux sunnites, les alévis considèrent que le Coran comportera à terme 72 000 versets (contre environ 6 200 aujourd’hui dans 114 sourates).

Ainsi, la Science et le Savoir sont les paroles divines inépuisables ou la révélation continuelle. Aussi, se conformer au Savoir c’est bénéficier ou partager la révélation de Dieu :

sourate 39 (Az-Zumar) verset 9 : « Sont-ils égaux, ceux qui ont reçu la science et ceux qui ne l’ont point reçue ? »

Haci Bektas Veli : « Bilimden gidilmeyen yolun sonu karanlıktır » :
« Suivre une voie dépourvue de sciences mène à l’obscurantisme »

Pour les alévis bektashis, l’Homme est la manifestation de Dieu et donc « lire » l’Homme, comprendre l’Homme et se rendre à la Raison et se conformer au Savoir, c’est être un véritable croyant.
Hünkar Hacı Bektaş Veli : « Okunacak en büyük kitap insandir » :
« Le plus beau Livre à lire est l’être humain »

Quant aux 4 livres saints : la Bible, la Torah, les psaumes de David, le Coran, ils sont considérés à égalité par les alévis (ce qui n’est pas le cas chez les chiites en général et chez les sunnites) ; ce qui explique peut-être qu’ils développent une très grande tolérance vis-à-vis de ceux qui se réfèrent à d’autres options spirituelles.

La cérémonie de prière

Dans la plus grande maison du village ou dans le cem (maison de prière qui n’est pas une mosquée, qui n’a pas de minaret), les fidèles se disposent en cercle (aucune hiérarchie). Femmes et hommes se font face sous le regard bienveillant d’un Baba (ou Dédé, grand père garant des règles du lieu). Les soirées peuvent se passer sur des thèmes différents. La prière peut être menée par une femme (Ana : la mère).

Une fois par an, s’il existe un conflit entre des participants, ce conflit sera d’abord parlé et suffisamment apaisé pour que la cérémonie puisse commencer dans la sérénité nécessaire. Le NOUS (universel) est plus important que le JE ou le TU. Les prières seront accompagnées de poèmes chantés. Suivra un repas, comme au temps de Mahomet, repas qui se clôturera par un verre d’alcool (vestige non religieux de rites chamaniques).

« Étranger, viens, faisons la paix, / Apprenons à nous connaître ! / Nous avons sellé nos chevaux / grâce à Dieu nous avons galopé.(...)
« Nous rejoignant, nous avons été source, nous avons été fleuve / Vers la mer nous sommes descendus / grâce à Dieu nous noyer, bouillonner ». Yunus Emre (1241-1319)

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Nous avons aussi évoqué

-  La première sourate, première injonction d’Allah, premier devoir du véritable croyant, premier mode d’adoration : « Lis … », a été reléguée par Uthman au 96ème rang (sur 114) dans le Coran. La raison ?

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-  Les alévis et l’argent : chacun se doit de faire selon ses moyens de manière à répondre aux besoins de la communauté, et cela suffit.

-  Le divorce : il est autorisé, avec cette particularité néanmoins : l’homme ne peut se remarier que lorsque son ex-femme est elle-même remariée !

-  L’héritage : hommes et femmes héritent à égalité.

-  Le culte duodécimain et son imam « caché », le chiisme ordinaire, plus proche du sunnisme que de l’alévisme, que les chiites considèrent comme « exagéré » (voire hors de l’Islam).

-  la dimension politique que porte cette communauté, au temps d’Atatürk, comme aujourd’hui

-  la présence des « loups gris »

-  la particularité de la laïcité turque : si le religieux est écarté depuis 1921 de la sphère de décision politique, l’Etat, à travers la « Présidence des affaires religieuses » (Diyanet, 1924), administre et contrôle le culte islamique (plus de 100 000 fonctionnaires).

Article 136 de la Constitution : le Diyanet a « pour mission :
• de s’occuper des activités liées aux croyances de la religion de l’Islam
• d’éclairer la société sur la religion : le culte et la morale de l’Islam
• de gérer les lieux de culte. »
-  Dans son application, seuls les alévis ne bénéficient pas du financement de leurs lieux de culte et de la rémunération de ses personnels religieux.

-   Note : Peut-on dès lors parler de laïcité quand la séparation ne s’effectue que dans un sens, que la liberté de culte est sous tutelle de l’Etat, avec qui plus est une inégalité de traitement ?

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Une totale découverte pour la plupart des présents : l’occasion aussi de constater que l’Islam est bien plus divers que nous le laissent entrevoir les médias, … et comme l’affirment certains observateurs, par les libertés, l’égalité et l’humanisme qui le sous-tendent, l’alévisme est un mouvement de pensée très proche (un précurseur ?) de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Chacun a pu aussi faire le rapprochement avec cet autre courant musulman que nous avions découvert en 2018 : le mutazilisme.
Genèse de la liberté de conscience : Al Rawandi et l’école mu’tazilite

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