RAPPORT SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE
présenté à l’Assemblée Nationale législative, les 20 et 21 avril 1792
LES GRANDS PRINCIPES DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE .
Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs Assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par-là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.
Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.
Cultiver enfin dans chaque génération les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.
Tel doit être l’objet de l’instruction, et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière...
... Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves...
Morale laïque.
... Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement, qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.
Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.
D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base, resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle, conservera son indépendance et sa rectitude. et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés et obéir à Dieu en trahissant leur patrie.
Ceux qui croient encore à la nécessité d’appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car, sans doute ce n’est pas la vérité des principes de la morale qu’ils font dépendre de leurs dogmes ; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d’être justes ; et ces motifs n’acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir s’ils ne sont employés qu’à fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?
Dira-t-on que l’idée de cette séparation s’élève trop au-dessus lumières actuelles au peuple ? Non, sans doute, car, puisqu’il s’agit ici d’instruction publique, tolérer une erreur, ce serait s’en rendre complice, ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagements politiques puissent encore, pendant quelque temps, souiller les lois d’une nation libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans la stupidité qu’on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un prétexte de le tromper ou de l’opprimer, du moins l’instruction qui doit amener le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu’à la vérité seule et doit lui appartenir tout entière.
Gratuité et facilités.
Dans (les) quatre degrés d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit.
L’acte constitutionnel le prononce pour le premier degré, et le second, qui peut aussi être regardé comme général, ne pourrait cesser d’être gratuit sans établir une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paye les contributions à proportion de ses facultés, et ne payerait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfants qu’elle fournirait aux écoles secondaires.
Quant aux autres degrés, il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres, qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen non seulement d’assurer à la patrie le plus de citoyens en état de la servir, aux sciences le plus d’hommes capables de contribuer à leur progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer..
Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de CONDORCET