Pour la réunion du 5 juin 2024, par P.B.
En Iran : vers la laïcité, une idée universaliste (Première approche)
Sur France 5, dimanche 26 mai 2024, la première femme juge d’Iran s’exprimait : Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix en 2003. Elle a exercé jusqu’en 1979 où elle est contrainte de démissionner ; la révolution islamique avait décrété qu’une femme ne saurait rendre la justice. Elle s’est exilée à Londres et a reçu le prix Nobel de la paix en 2003.
Elle disait ceci : « Les gens en Iran, sont pratiquement tous d’accord sur une chose : ils ne veulent plus de ce régime, ils veulent l’avènement d’un régime démocratique et laïque. Les gens le savent. Ils ont choisi leur chemin et ils iront jusqu’au bout. »
Le 2 mars 2024, au colloque CLR Nantes, Aïda TAVAKOLI, Co-fondatrice et Présidente de l’association We Are Iranian Students (WAIS), disait ceci : " La laïcité est la condition sine qua non de la liberté des femmes."
Déjà en 2018, Fatemeh Sepehri, (veuve d’un « martyr » de la guerre Iran-Irak et profondément croyante – elle porte le tchador-) signait en 2018 un texte demandant la démission de Khamenei du poste de guide, puis l’abolition pure et simple de la république islamique et l’instauration d’une démocratie laïque.
Ces appels, ces références à la laïcité m’ont interpellé :
Comment ces femmes iraniennes sont-elles arrivées à ce principe à caractère universel ?
Quel a été leur cheminement vers la laïcité ?
Qu’entendent-elles exactement par laïcité ?
Etait-ce une réaction directe à ce que vivent les femmes en Iran depuis 1979 ? Manque de libertés, de justice, corruption des mollahs, répressions, emprisonnements arbitraires, tortures, la sinistre prison d’Evin, d’où il était dit que personne ne ressortait vivant.
Est-ce une réaction à l’assassinat de Masha Zhina Amini, assassinat qui a généré ce mouvement insurrectionnel mené par les iraniennes, rejointes par les iraniens, mouvement qui s’est étendu à tout le pays ? MLM en a parlé
Peut-on imaginer un parallèle avec le mouvement des Gilets jaunes en France, comme le font certains : une protestation contre la vie chère (L’Iran possède la plus importante réserve de gaz au monde et la troisième réserve de pétrole, pourtant les deux tiers de la population sont pauvres) et un sentiment d’étouffement (avec plus de 1 500 morts en plus !).
Il apparaît rapidement que ces approches sont insuffisantes : visiblement le mouvement entend aller au-delà de cette approche.
Quels sont les paramètres en présence ?
1/ Les valeurs humanistes : elles sont très présentes en Iran : aujourd‘hui la culture ancestrale iranienne (littérature, poésie, musique, art …) est cultivée en privé, dans les familles (Aïda Tavakoli à Nantes).
2/ Le niveau d’éducation : Aïda Tavakoli : 60 % des iraniens ont de moins de 40 ans. Le niveau universitaire des jeunes gens est supérieur à la moyenne européenne. L’université iranienne a une forte vocation émancipatrice. Elle accueille plus de femmes que d’hommes. La conscience politique y est forte : les positions concernant la liberté et la solidarité sont radicales. Pas de société libre sans femmes libres !
Deux questions pointent aussitôt :
Faudrait-il un certain niveau d’éducation pour accéder à la notion de laïcité ?
Comment expliquer ce niveau d’ouverture, de tolérance ?
3/ L’histoire que portent les iraniens et les iraniennes :
La longue histoire de l’Iran alterne des périodes de prospérité et des périodes obscures. Avant l’arrivée de l’Islam, toute une culture, un mode de pensée, de tolérance, s’étaient développés.
Le 12 janvier 539 av. J.C., en à peine une seule nuit, Babylone tombe aux mains du roi perse Cyrus le Grand : c’est l’acte de naissance de l’empire perse. Très rapidement est publié le célèbre « édit » du roi Cyrus le Grand (Le texte sur le cylindre découvert en 1879). Cet édit est d’une valeur incomparable, puisqu’il est en fait la première Déclaration des droits de l’homme dans l’histoire de l’humanité. L’égalité des droits pour tous les membres de l’empire perse y est proclamée, ainsi que la liberté de culte et de croyances pour tous les individus.
Cyrus le Grand, est un grand conquérant ; il est très populaire. Il a très vite compris que le respect de la diversité des coutumes religieuses, des traditions, au sein des immenses territoires sous son contrôle était un élément clé pour garantir la stabilité impériale par la paix. C’était sa différence avec les précédents bâtisseurs d’empire.
A l’époque d’Henri IV, Abbas 1er le Grand s’est distingué par sa tolérance, en particulier religieuse ; sa motivation ? Le commerce avec l’occident et son prestige personnel.
1911 : 16 000 personnes se réfugient dans les mosquées jusqu’à ce que le chah cède et accepte une constitution qui met fin à la monarchie absolue dans le pays. Objectif : Réduire les pouvoirs du Chah au profit d’un Parlement (le Madjlis) -> établir une monarchie constitutionnelle. l’Iran sera alors le premier pays musulman du Moyen-Orient à se doter d’une constitution et d’un Parlement représentatif du peuple.
Avec la dynastie Pahlavi (1926-1979), un droit moderne est introduit, où les principes des droits de l’homme et la laïcité sont partiellement présents. Le shah mise alors sur l’éducation et l’émancipation de la femme. Il voyait le hidjab comme un obstacle à la modernité et au progrès. Il l’interdit. Son fils abrogera cette interdiction.
En 1963, la « révolution blanche » : les droits d’éligibilité et de vote sont octroyés aux femmes (huit ans avant la Suisse où Pahlavi avait fait ses études.)
L’équilibre fut rompu lorsque le chah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi crut possible d’ignorer les fondements religieux de la société et de jouer la carte de la seule laïcité, tout en la vidant de son contenu démocratique.
=> Le rejet de cette laïcité mutilée (et les pratiques de la SAVAK) fut l’un des ressorts de la révolution islamique de 1979.
2017-2018 : les « mercredis blancs », imaginés par la militante féministe Masih Alinejad, et les « Filles de la rue Révolution », furent des mouvements contre le hijab obligatoire. Brandi au bout d’un bâton, le foulard n’est plus un foulard ; il se mue en un drapeau blanc, en une danse, en une aile d’oiseau ...
4/ Le rapport aux religieux depuis 1979
Au pouvoir, les élites religieuses se sont révélées très fortement corrompues : très vite, elles ont détourné de l’argent et l’ont sorti d’Iran (Placements au Canada). Les Iraniens ont vu ce que produit une religion qui gouverne. Ils s’en sont tous éloignés et ont pensé laïcité.
La répression : les assassinats, la police des mœurs ; ne plus pouvoir sortir : les villes devenues « prisons » ; les caméras de surveillance et la reconnaissance faciale … la persécution fondée sur le sexe ; Shirin Ebadi a relevé l’un des slogans des manifestants : « Est-ce que le viol, c’est écrit dans le Coran ? » (lors des arrestations). Avec ce simple slogan, le peuple leur a dit : vous n’êtes pas des religieux. Au fond, le peuple iranien a toujours été très laïque. Et a fortiori maintenant.
5/ Depuis 1981 : Le rôle et le soutien de la diaspora ? Le Conseil national de la résistance iranienne, CNRI, une sorte de parlement en exil, basé à Paris, présidé par Maryam Radjavi
Une réflexion menée dans le prolongement de celle des femmes kurdes de Turquie depuis 2000
Le programme du CNRI :
L’Etat « ne reconnaît aucune religion comme ayant des droits ou privilèges spéciaux »,
Il met l’accent sur « la liberté de religion et de conviction ».
Dans l’article 1er : « Dans la jouissance des droits individuels et sociaux, toute ségrégation entre adeptes de différentes confessions est interdite. »
Dans l’article 3 : « La compétence des magistrats ne découle pas de leurs convictions religieuses ou idéologiques. Aucune loi n’aura force et vigueur de loi si elle n’émane pas d’une instance législative du pays. »
Le programme prône l’« égalité des droits politiques et sociaux de tous les membres de la nation » et l’abolition de « tous les privilèges sexuels, ethniques et idéologiques ».
Nous sommes là très proches de la conception française
6/ Le caractère universel : comment s’est-il construit ?
Note : L’Iran n’est pas « Etat parti » du traité de Rome de 1957, traité qui fonde la justice internationale en droit.
Par l’aspiration à la liberté : Rappelez-vous « Barayé » : Pour danser dans les rues, pour les femmes, pour vivre une vie ordinaire, Pour les visages souriants, pour les élèves et leur avenir, … pour la liberté …
Par l’aspiration à l’égalité des droits : Rezan se confie : « En Iran, la vie d’une femme se résume à passer du statut de fille à celui d’épouse. C’est tout. Sans m’en rendre compte, je ressentais un vide intérieur ».
Au-delà du genre : dès les premiers jours du soulèvement, plusieurs dizaines de milliers d’Iraniens sont venus prêter main-forte à leurs concitoyennes.
Par une prise de conscience : sept 2022 : Charwan, lycéenne se dirige vers sa première manif : « Je n’en croyais pas mes yeux, mais j’ai su que j’étais à la bonne place. Alors j’ai retiré mon voile et j’ai couru vers la foule. Nous étions folles de rage, mais aussi de bonheur. Pour la première fois de nos vies, nous étions libres. C’était une sensation extraordinaire. » Mais face à la répression à coups de grenaille de plomb, « j’ai réalisé la gravité de la situation. ». Quelle perspective ? -> arrestation, viol, prison => Sa seule solution : la fuite en Irak
Par l’accès à l’université pour tous (sur concours)
Par la place de la culture, de la culture ancestrale dans la société.
Par une prise en main de la situation par les iraniennes et les iraniens eux-mêmes, ce qui met à distance les pressions de toute nature.
=> Autant de paramètres convergents, dans un contexte où toutes les luttes actuelles portent une même revendication : le renversement du régime. C’est une nouveauté ; sera-ce suffisant ?
7/ Le déroulement du mouvement
Shirin Ebadi : Femme, Vie, Liberté est un mouvement amorcé depuis l’avènement de la République islamique en 1979 ; depuis, il n’a pas arrêté de progresser. Dès que les protestations s’intensifiaient, les autorités coupaient Internet, ou ralentissaient au maximum le débit. Même avec ces VPN, quand Internet est complètement coupé, on ne peut plus communiquer.
La perspective qu’elle voit : Khamenei ne partira jamais. Ça veut dire qu’on est obligés de faire cette révolution. On n’a pas d’autre choix : elle nous a été imposée par le régime. Il y a deux jours, le chef des Gardiens de la révolution a répondu à ceux qui disent que le régime doit partir : « Nous, nous allons leur créer une mer de sang. ».
Je lui ai écrit une réponse, lui disant que son enfant et sa femme seront eux aussi dans cette mer de sang. Ma thèse, dit-elle, et c’est ce pour quoi j’ai reçu le prix Nobel de la paix en 2003, c’est que l’islam, comme toute religion, est sujet à des interprétations différentes et que les mollahs en donnent l’interprétation la plus arriérée.
L’espoir est présent chez une grande partie de la population : « Chez les jeunes, la peur a changé de camp », dit Aïda. La volonté des femmes d’aujourd’hui est bien plus forte que la répression.
« Plus ils nous enferment, plus nous devenons forts », proclame Nargès Mohamadi, prix Nobel de la paix 2023, actuellement emprisonnée à Evin.
Dans les têtes, la bascule a bien eu lieu !
Didier Idjani* confirme : L’islam politique est mort en Iran : le monopole de l’islam est cassé et la population attend un changement politique sans appel à la religion. Aucun slogan, aucune revendication de nature religieuse. Toute la société est impactée par les mouvements d’émancipation en cours.
* sociologue et exilé politique iranien
« Les femmes ont ouvert un nouveau chapitre vers une sécularisation. Il s’agit là d’un grand événement dans l’histoire de l’Iran, un combat laïque et universel », dit-il.