Pour la réunion du 1er février 2017, par B.P.
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
Nous trouvons aussi la notion d’ordre public dans l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Les droits et libertés fondamentales de certains peuvent donc être restreints en certaines circonstances lorsqu’il s’agit de sauvegarder l’ordre public. Jusqu’où, comment ? Dans quel but, pourquoi ?
Principalement parce que pour l’ensemble des citoyens, l’ordre public est nécessaire voire indispensable à l’exercice de leurs libertés.
Comment l’ordre public est-il défini ?
J’ouvre le Dictionnaire juridique, et je lis :
« Il y a peu de notions juridiques qui soient aussi difficiles à définir que celle d’"ordre public" » ! En effet, les lois, circulaires, ordonnances, décisions du Conseil d’Etat ne manquent pas, des textes très divers et très nombreux.
L’ordre public « se définit par l’ensemble des règles obligatoires qui touchent à l’organisation de la Nation, à l’économie, à la morale, à la santé, à la sécurité, à la paix publique, aux droits et aux libertés essentielles de chaque individu ».
Le champ est visiblement très large.
Le juriste Maurice Hauriou précise, dans son Précis de droit administratif (1927) : « L’ordre public, au sens de la police, est l’ordre matériel et extérieur... La police … n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel... En d’autres termes, elle ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ». Reconnaître un ordre public moral tendrait vers une sorte « d’inquisition et d’oppression des consciences ».
Selon la Cour de justice de l’Union européenne, relève de l’ordre public toute « menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ».
Là encore la notion d’ordre public est très générale.
Que désigne Hauriou quand il parle de l’ordre « matériel et extérieur » ?
3 domaines :
La sécurité publique : prévention des risques d’accidents, de dommages aux personnes et aux biens (grands rassemblements, circulation, stationnement, zones à risque …, partout où le bon ordre doit être maintenu (foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ».
La tranquillité publique consiste à préserver le « calme des citoyens » (tapage nocturne ou diurne, émeutes …)
La salubrité publique : prévention des risques classiques d’hygiène (salubrité de l’eau ou aux denrées alimentaires, ramassage des ordures, abattage des animaux …) cf. Institut de veille sanitaire (IVS)
Depuis 1959, au-delà de la tranquillité, de la sécurité et de la salubrité publiques, sont venues s’ajouter des notions autres que matérielles et extérieures, des conceptions plus abstraites : la moralité publique et le respect de la dignité de la personne humaine.
Voilà qui introduit une subjectivité importante dans la notion d’ordre public, tant du point de vue du citoyen concerné que dans l’approche de celui ou celle qui est chargé de la faire respecter.
Qui est chargé de faire respecter l’ordre public ?
Dans notre organisation judiciaire, c’est le Ministère Public , le Parquet, représentant de l’Etat. Il a pour mission générale de veiller à l’application de la loi au nom du respect des intérêts fondamentaux de la société.
Code de procédure civile, Article 423 : « Le ministère public peut agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion des faits qui portent atteinte à celui-ci ». Ses magistrats disposent d’un pouvoir d’initiative et d’intervention. Ils décident en respectant deux principes essentiels que la jurisprudence a dégagés : le principe de nécessité et le principe de proportionnalité. Ils ont à disposition la police et la gendarmerie.
Le ministère public, mais aussi le maire : loi municipale du 4 avril 1884, puis le Code Général des Collectivités Territoriales à l’article L. 2212-2 : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ».
L’arrêt Baldy du 10 août 1917 rappelle toutefois qu’en France, « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Seules sont acceptables les restrictions adaptées, proportionnées et indispensables au rétablissement de l’ordre public.
Qui contrôle ce dispositif ? C’est le juge administratif : comme il peut y avoir atteinte aux droits fondamentaux et aux libertés publiques, c’est lui qui contrôle les mesures prises au nom de l’ordre public : trop générales, trop absolues, nécessaires, mal ciblées …
Note : son appréciation peut être très subjective.
Trouble à l’ordre public. Quand est-il considéré que l’ordre public est « troublé » ?
Code civil : Loi 1803-03-05 promulguée le 15 mars 1803 : On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs.
Le ministère public intervient lorsqu’existe effectivement - ou risque de se manifester - un trouble à l’ordre public. Exemples : ivresse publique, exhibitionnisme, mendicité parfois, dégradation, fumer dans les lieux publics, non ramassage des ordures (salubrité), tapage nocturne ou diurne, attroupement, manifestation non autorisée, émeutes …
Les sanctions peuvent aller de la simple amende à la prison ferme.
l’ivresse publique est sanctionnée de 150€ d’amende
l’exhibition pourra être punie de 15 000 € d’amende et d’un an d’emprisonnement.
la participation à un attroupement peut être punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.
Il faut savoir qu’existent des domaines spéciaux : navigation aérienne, téléphonie mobile, cinéma (-18 ans), étrangers, nomades, affichage, chasse, ...
J’ai dit précédemment que le champ de l’ordre public avait été étendu à partir de 1959 : ont été ajoutées les notions de moralité publique et de dignité de la personne humaine. Il y a lieu de s’y arrêter a minima car elles ont ouvert de nouvelles possibilités … qu’il n’est peut-être pas opportun de laisser entre toutes les mains.
La moralité publique a fait son entrée dans l’ordre public avec l’arrêt du Conseil d’Etat de 1959 concernant les Films Lutetia.
Analyse de fallaitpasfairedudroit.fr . Le litige concernait le film Le feu dans la peau. Les producteurs avaient obtenu, de la part du ministre de l’Intérieur, le visa d’exploitation nécessaire à sa projection, ce qui vaut autorisation de représenter le film sur tout le territoire français. Pourtant, le maire de Nice a pris un arrêté interdisant la projection du film sur le territoire de sa commune au motif que celui-ci présentait un caractère immoral et qu’il existait dans la commune des circonstances locales justifiant une interdiction. Les producteurs saisissent, alors, le Tribunal administratif de Nice qui, le 11 Juillet 1955, rejette leur requête. Contestant ce jugement, ils saisissent, en appel, le Conseil d’Etat. Mais, ce dernier, par un arrêt de section du 18 Décembre 1959, confirme le jugement de premier ressort du tribunal administratif...
L’arrêt « Lutétia » inclut au sein de l’ordre public général le concept de moralité publique... Cette jurisprudence a inquiété. Retour de l’ordre moral ?
Note : Caractère immoral, circonstances locales, ces deux conditions sont pour le moins obscures et laissent au juge administratif un large pouvoir d’appréciation.
Et qu’en est-il du respect des libertés fondamentales lorsqu’il s’agit de procédures d’urgence ?
Les termes du T.A. : ..." Considérant qu’un maire, responsable du maintien de l’ordre dans sa commune, peut donc interdire sur le territoire de celle-ci la représentation d’un film auquel le visa ministériel d’exploitation a été accordé mais dont la projection est susceptible d’entraîner des troubles sérieux ou d’être, à raison du caractère immoral dudit film et de circonstances locales, préjudiciable à l’ordre public", … il rejette les requêtes susvisées de la Société "Les Films Lutetia".
Il est à noter cependant que les applications de cette jurisprudence se sont raréfiées au fil du temps.
La dignité de la personne humaine (depuis l’arrêt CE, 1995, Commune de Morsang-sur-Orge).
Le maire de la commune de Morsang-sur-Orge, s’appuyant sur l’article L. 131-2 du code des communes avait interdit des spectacles de "lancer de nains" qui devaient se dérouler dans des discothèques de cette ville, au nom de la moralité publique, pour atteinte au respect de la dignité de la personne humaine.
La sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement ou de dégradation avait déjà été élevée au rang de principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (Décision n° 94-343/344 DC, 27 juillet 1994, p. 100). L’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, interdit les "peines ou traitements inhumains ou dégradants". Le Conseil d’État a donc jugé que le respect de la personne humaine était une composante de l’ordre public et que l’autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, même en l’absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui y portait atteinte.
Nous sommes loin de l’ordre « matériel et extérieur ». Cependant, cette fois, le tribunal n’a pas consacré la moralité publique comme une composante de la notion d’ordre public, se gardant ainsi d’interpréter trop largement les pouvoirs de police de l’autorité administrative.
Intérêt de l’ordre public, défense de l’ordre public, bon ordre et bonnes mœurs… assurer la tranquillité, la sécurité et la salubrité… trouble des consciences, moralité publique, dignité de la personne humaine … restrictions adaptées, proportionnées, indispensables … voilà comment, au fil du temps, la justice administrative a pensé l’ordre public.
Pour ce qui nous questionne (DDHC et loi 1905) : Certaines manifestations religieuses créeraient-elles des troubles à l’ordre public ? Créeraient-elles du désordre ?
Rappel : L’encadrement des manifestations religieuses relève principalement du pouvoir de police administrative du maire, notamment compétent pour réglementer les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte, comme les sonneries des cloches.
Sur ces bases, nous avons débattu :
des prières de rue ( musulmanes rue Myrha, devant l’Assemblée nationale et le Sénat par Civitas, devant un hôpital pratiquant l’IVG par le groupe du professeur Lejeune, bénédiction des eaux du Rhône à Lyon par des chrétiens orthodoxes, sur les places par les "Veilleurs" ...)
des crèches de Noël dans les édifices publics
de l’initiative "soupe au cochon" pour les personnes démunies ( voir l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 5 janvier 2007, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français »)
du spectacle Dieudonné où le Conseil d’Etat introduit la notion de "tradition républicaine"
de la question du burkini, avec l’étude des motifs présentés de part et d’autre.
Sont apparus en particulier :
le rôle préventif du juge administratif.
les limites concernant l’application de la laïcité
les espaces dont disposent les cléricaux de tous bords pour saper la loi commune
Une réflexion à prolonger, qui ne demande qu’à être enrichie ...