« Construite dans l’espérance et la douleur par la Réforme au XVIème siècle, portée ensuite par des familles de pensées aussi différentes que les protestants, les chrétiens sociaux et les francs-maçons, la liberté de conscience est consubstantielle de la laïcité. A elle seule elle dessine une conception radicalement nouvelle de la relation du citoyen avec la puissance publique … » Gérard Delfau (notre conférencier de 2015) dans ’L’invention de la liberté de conscience ou l’entrée dans la modernité" Ed. L’Harmatan
Nos travaux nous ont souvent amenés à constater la place première de cette liberté de conscience parmi toutes les autres libertés. Le législateur l’a inscrite dans la toute 1ère phrase de l’article 1 du Titre 1 de la loi de 1905.
L’idée d’une recherche a germé : Et si, ensemble, nous cherchions à voir d’où vient cette idée, comment elle a émergé puis cheminé au cours des siècles jusqu’à être reprise par nos législateurs et devenir la clé de voûte de notre modèle républicain ?
Méthode habituelle : chacun se saisit d’un « petit bout » et prépare un exposé succinct. Une première approche collective pour une incitation à poursuivre la réflexion.
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Premier exposé pour la réunion du 21 mars 2018, par P.B. : Martin Luther et Erasme
Le contexte : Nous sommes à la fin du 15ème et au début du 16ème siècle. C’est l’époque des grandes découvertes. Christophe Colomb arrive en Amérique en 1492. De nouvelles routes commerciales maritimes et terrestres s’ouvrent. Les missions catholiques espagnoles et portugaises vont partir à la conquête du monde ...
En France, se succèdent Louis XII (duc Louis d’Orléans), monarque modéré, appelé le « Père du peuple », et François 1er, désigné « comme Roi Très Chrétien » : rex christianissimus (BNF).
Tous deux ont été sacrés à Reims, successivement en 1498 et 1515.
Pour rappel : par le sacre, l’Église reconnaît à un souverain une autorité de droit divin. La cérémonie du sacre comporte une promesse de conservation des privilèges canoniques de l’Église et de défense de ses évêques. Y est prononcé le serment dit « du royaume ». Il est décrit ainsi : « François, les mains posées sur l’Évangile, jure au nom du Christ de maintenir la paix au peuple chrétien, la justice, l’équité et la miséricorde des jugements, et de s’engager dans la poursuite des hérétiques désignés par l’Église. »
Les liens sont donc très forts entre le roi de France et l’institution vaticane. En juillet 1543, François Ier promulguera même un acte qui prône « l’unité, intégrité, et sincérité de la foi catholique, comme le principal fondement » de « notre royaume très chrétien »*. Tolérant au début de son règne, il finira par s’opposer aux doctrines qui divisent le royaume et occasionnent des « séditions en notre peuple ».
En dépit de cette chape politico-religieuse, depuis le concile de Vienne en 1311, le thème d’une nécessaire réforme de l’Église « dans sa tête et dans ses membres » revient régulièrement à l’ordre du jour … Cette réforme est jugée par beaucoup ô combien nécessaire, mais la papauté reporte, reporte ….
Les critiques s’expriment parfois sous forme de médailles : les faire pivoter de haut en bas fait apparaître le reproche exprimé.
La 1ère inscription en latin est ECCLESIA PERVERSA TENET FACIEM DIABOLI soit « l’Église perverse – retournée - a le visage du diable ».
La 2ème : SAPIENTES STULTI ALIQUANDO, « Les sages sont quelquefois des imbéciles »
Charles Quint, empereur du Saint empire romain germanique (1519 à 1556) est en butte à de nombreuses discordes ecclésiastiques.
Son empire, très fragmenté, était organisé en royaumes, principautés, villes libres, très autonomes, et il voyait son empire commencer à imploser sous l’effet des querelles religieuses.
Il décide de réunir les princes allemands à Augsbourg (une diète : assemblée délibérative). Chaque prince y est invité à présenter ses opinions en matière religieuse et à indiquer les abus ecclésiastiques à réformer. Il est décidé d’établir une déclaration commune, sous la forme d’une confession de foi : c’est la confession rédigée par Melanchthon pour le prince électeur de Saxe, et approuvée par Luther, qui est choisie. Elle repose sur l’Écriture et la tradition des premiers siècles de l’Église. Le 19 novembre 1530, la diète statue : au nom de la même Ecriture, la doctrine luthérienne est réfutée. Les princes protestants ont six mois pour faire acte de soumission.
Le Vatican lui aussi se devait de réagir face au développement de la réformation protestante menée par Martin Luther et d’autres. Finalement, après plusieurs reports, le pape Paul III convoque un concile, à Trente, le 22 mai 1542.
L’opposition était active. Pour la faire taire, l’Église adopta la tactique de faire traîner les séances en longueur. Ce concile dura 18 ans (25 sessions sur 3 périodes). L’ennui et le découragement des participants permirent aux évêques et aux théologiens de s’accorder facilement :
sur la nécessité de modifier la formation des prêtres en créant des séminaires,
mais surtout sur aucune remise en cause des points du dogme critiqués par les protestants.
La fin du concile fut proclamée le 4 décembre 1562, et les décisions furent confirmées par le pape en janvier 1564.
Note : en France, la fin du concile de Trente coïncidera avec le début des guerres de Religion (1562). Huit guerres vont se succéder sur une durée de 36 ans. Elles s’achèveront avec l’édit de Nantes (30 avril 1598) qui permettra aux deux confessions de coexister.
Qui est Martin Luther ? 1483-1546
Un fervent croyant catholique, moine chez les augustins, professeur de théologie. Son cheminement personnel :
En 1505, pris dans un violent orage, terrorisé par la foudre qui s’abat à côté de lui, il fait le vœu de se faire moine, s’il en réchappe. Quelques jours après, il entre au couvent des moines augustins à Erfurt, à l’insu de son père et contre sa volonté. Son père était mineur dans une mine de cuivre.
Au couvent, Luther développe une conception exigeante, voire rigoriste de la vie chrétienne. Il pense en permanence au jour du jugement dernier, ce jour où il comparaîtra devant le tribunal de Dieu. Il vit dans l’angoisse de la damnation jusqu’au jour où, étudiant la Bible, - pour ses cours il travaillait sur le Nouveau Testament, en particulier les épîtres de Paul -, il découvre que l’ Evangile annonce le pardon de Dieu, la gratuité du salut : ce salut éternel, il n’y a pas à le gagner ou à le mériter ! Il y trouve un profond apaisement et une grande assurance.
Vers 1517, il s’autorise à critiquer des pratiques de l’Église catholique qu’il estime contraires à l’enseignement de la Bible : chasteté, train de vie des cardinaux, … . Il rédige 95 thèses qu’il envoie aux autres Universités et aux évêques et qu’il affiche sur les portes de la chapelle du château de Wittemberg.
Pour exemple : la 45ème thèse : « Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du Pape mais l’indignation de Dieu. »
Parmi ses intentions : ouvrir une controverse théologique sur le bien-fondé du commerce de ces « indulgences », un commerce très actif en ce temps : il fallait trouver de l’argent pour construire la coupole de Saint Pierre de Rome. Les indulgences étaient sensées raccourcir le séjour des morts au Purgatoire. "Aussitôt que votre monnaie résonne dans la boîte, l’âme de votre parent défunt saute dans la paradis". C’est ce qu’annonçait Tetzel, le moine qui dirigeait cette vente.
https://www.museeprotestant.org/video/le-voyage-a-rome-et-les-abus-de-leglise/
Le retentissement de l’affichage des 95 thèses fut bien plus large que prévu ; ses idées vont gagner du terrain en Europe, grâce à l’imprimerie.
D’autres croyances et pratiques de l’Église étaient mises en cause par les réformateurs protestants : l’existence du Purgatoire, le jugement particulier, la dévotion à Marie, la doctrine de l’intercession des saints et la dévotion à leur égard, la plupart des sacrements, le célibat des prêtres, y compris celui des moines et … l’autorité du pape.
Il y avait aussi la pratique de la vente et de l’achat de charges ecclésiastiques, qui se développait dans les plus hauts échelons de la hiérarchie catholique et même dans l’entourage du pape : des postes de prélats, des charges d’évêques, de père abbé au sein des monastères … ( la simonie. Simon le magicien voulut acheter à saint Pierre son pouvoir de faire des miracles (Actes des Apôtres, VIII.9-21)). Beaucoup de choses à réformer donc ...
Après sa comparution devant la diète à Augsbourg (oct. 1518), Luther rédige un appel « Du pape mal informé au pape mieux informé » et il quitte la ville en secret. Par la bulle « Cum postquam », le pape répond qu’il réfute ses idées et il demande à Frédéric le Sage de lui livrer Luther. En juin 1520, Luther écrit le traité « Sur la papauté de Rome ». Aussitôt la bulle Exsurge Domine le somme de se rétracter.
Luther jette la bulle au feu.
Pour le Vatican, un moine, fut-il docteur en théologie et professeur d’Écriture sainte, n’a pas à s’opposer aux décisions du pape, des cardinaux et des évêques ; il leur doit principalement obéissance.
En 1521, devant la diète de Worms, Luther refuse de désavouer ses écrits : « Je ne puis ni ne veux rien rétracter car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience ». Luther sera excommunié par le pape Léon X. La même année, l’édit de Worms interdira de le loger, de le nourrir, de lui parler, et ordonnera qu’on le livre au bourreau. Il sera protégé par un prince allemand, Frédéric le Sage. Cette protection lui permettra de développer ses idées réformatrices. Sur quelles bases ?
Luther a fondé sa théologie sur la Bible et particulièrement sur l’épître de Paul aux Romains. Le salut s’obtient par la grâce de Dieu et non par les œuvres. Solus Christus (seul compte le Christ : pas les saints …) Sola scriptura (seule compte l’Ecriture, la Bible. Pas le Pape ou le concile. Quelle traduction ?) Sola gratia (Seule la grâce de Dieu est opérante pour accéder au paradis : elle pardonne donc elle sauve) Sola fide (Seule la foi donne accès à Dieu. Elle rend l’homme juste et bon.)
Il s’adresse aux croyants : L’office doit être en langue vulgaire compréhensible par les fidèles … "Il n’y a que deux sacrements : le baptême et l’eucharistie". « Nous sommes tous prêtres », "il n’y a pas de différence de dignité, pas de hiérarchie sacrée ; il existe seulement des différences de fonction entre les chrétiens".
En 1530, ce sont ces idées qui aboutissent à la confession d’Augsbourg rédigée par Philippe Melanchthon. Rappel : cette confession de foi était signée par tous les princes acquis aux idées de Luther et présentée à Charles Quint au nom de tous les états évangéliques d’Allemagne. L’Empereur refuse : il veut une réconciliation générale, que tout le monde réintègre l’Église catholique. Ce sera la rupture.
Le principe cuius regio eius religio est plus que jamais appliqué : une même religion sur chaque territoire : celle du prince. Celui qui n’est pas satisfait de la décision de son prince a le droit d’émigrer. Conséquence directe : la doctrine de Luther va s’implanter en Europe du Nord.
Au final, Luther aura posé en Allemagne les bases des premières Églises protestantes. Dès 1555, la Confession d’Augsbourg de 1530 deviendra la confession de foi officielle de l’Église luthérienne.
Luther est considéré comme l’origine, le père du protestantisme. L’affichage des 95 thèses est devenu l’événement fondateur de la Réforme protestante.
Plus tard, Jean Calvin, depuis Genève, organisera l’ Eglise protestante, selon des principes toujours actuels.
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Dans les années 1524 – 1525, Luther polémique avec Erasme sur le libre arbitre.
Qui est Erasme ? 1469 ? – 1536
Un chanoine régulier de saint Augustin (même courant religieux que Luther), philosophe pacifiste, humaniste (Renaissance : la philosophie place l’être humain et les valeurs humaines au centre de la pensée : quête de la vérité, dénonciation des préjugés …).
En 1524, Érasme publie un traité intitulé Du libre arbitre. Dès l’année suivante, en décembre 1525, Luther réplique en publiant De servo arbitrio (Du serf arbitre).
Ce sera la controverse sur le « libre arbitre ».
Leurs positions sont pourtant très proches lorsque tous deux, Erasme et Luther, traduisent la Bible, mais ils s’opposent sur la notion du salut.
Pour Luther, le salut ne vient que de la grâce de Dieu. « Le juste vivra par la foi » (Lettre de St Paul dans le nouveau testament). L’homme ne sera sauvé ni par ses efforts, ni par sa volonté, ni par ses bonnes œuvres. Seul Dieu sauve par la grâce. Il affirme que le péché a rendu l’homme absolument incapable de toute bonne action et que seul le rachat du Christ peut lui accorder le salut. Tout ce que nous faisons, nous le faisons « par pure nécessité ». L’homme n’a pas de libre arbitre, il est absolument passif entre les mains de Dieu.
Pour Erasme, la doctrine catholique peut sauver à la fois les droits à la liberté, sans lesquels il n’y a pas de vie morale, et les droits de grâce sans lesquels il n’y a pas de vie chrétienne. L’homme, même loin d’être parfait, est apte à produire du bien, à être vertueux. Pour lui, le libre arbitre est la capacité de l’homme à s’appliquer aux choses qui conduisent au salut éternel ; les œuvres bonnes y pourvoiront. Le problème important à ses yeux était de réfléchir au lien entre foi et raison.
Note : Sans libre arbitre, la notion de responsabilité n’existe pas….
Par ailleurs, pour Erasme, l’institution ecclésiastique devrait se limiter à la diffusion de la foi et, par conséquent, cette institution ne doit pas être gérée comme un état. Il fut fort critiqué par les théologiens traditionnels qui s’occupaient de l’Inquisition.
Avant eux, St Augustin parlait déjà de « serf arbitre » : la perfection de l’homme ne saurait être obtenue « par le libre ou plutôt le serf arbitre de la volonté propre » (Contre Julien, II, 8, 23). Dans sa quête spirituelle, il balançait entre "comprendre pour croire, croire pour comprendre" « foi et raison »... "Deux amours ont fait deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. » L’âme humaine peut être considérée comme "une substance douée de raison et apte à gouverner un corps" (De la grandeur de l’âme, XIII, 22).
Erasme souhaitait concilier tous les croyants au sein du catholicisme. Il fut rejeté par l’institution vaticane. Cependant ses idées, ses livres, qui critiquaient ouvertement le système officiel de l’Église catholique, auront contribué à l’éclosion de la Réforme protestante en ouvrant certaines portes.
Au final, ses œuvres furent condamnées par l’Eglise : il lui était reproché une attitude à tendance rationaliste et un esprit trop indépendant. Le 19 janvier 1543, ses livres seront brûlés publiquement à Milan en même temps que ceux de Luther.
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Quels progrès concernant la liberté de conscience ?
Des discussions existaient en Europe occidentale au sein de l’Eglise du Moyen Age, avec des tensions parfois, mais les débats étaient jusque-là contenus par la hiérarchie. Avec l’imprimerie, le débat s’est élargi et a pris une dimension nouvelle.
Une dynamique de résistance s’est amorcée : un refus de l’omnipotence du clergé, du fonctionnement vertical « descendant » de l’Eglise romaine, de son emprise sur les croyances individuelles, de son poids sur les dirigeants politiques, sur l’organisation sociale …. Le dogme établi par la hiérarchie vaticane s’est trouvé ébranlé : entre le « libre arbitre » d’Erasme inspiré de St Augustin et le « serf arbitre » de Luther, la porte s’est ouverte pour la réflexion personnelle du croyant.
Le progrès : un libre examen des textes sacrés, sans intermédiaire, devient envisageable ; il n’est plus réservé aux théologiens et aux savants. Tout croyant peut avoir une « bonne conscience ».
Une profonde rupture a eu lieu, fondée sur cette lecture de la Bible propre à chacun, une rupture profonde aussi avec la tradition. La religion commence à être reconnue comme une question relevant du for intérieur.
Selon l’historienne Nicole Lemaître : « Le Concile de Trente a été la réponse catholique pour se protéger de la réforme protestante qui était alors perçue comme une agression. Cette crispation a provoqué des décisions dont nous subissons toujours les conséquences, notamment dans le gouvernement de l’Église : l’absolutisme pontifical, la centralisation, le culte du secret... »
Tout ceci nous renvoie directement à des questions que nous avons soulevées très souvent au cours de nos travaux :
comment lire, entendre tel mot, tel texte … ?
Quelle place pour les croyances dans la loi commune ? Quelle place pour les responsables de cultes dans nos institutions ?
Au-delà des croyances, devons-nous nous combattre si nous ne sommes pas d’accord, ou devons-nous faire l’effort de chercher un sens, des enseignements, qui peuvent nous être communs ?
La Réforme se poursuivra par d’autres réformes au sein du mouvement protestant : Zwingli à Zurich, Calvin à Genève, Castellion à Bâle, les anabaptistes …
Ce n’est qu’un petit pas vers la liberté de penser et ses conséquences politiques, sociales et culturelles, un petit pas à situer dans le prolongement de l’humanisme de la Renaissance. Nous sommes encore loin de la liberté de conscience. Pour preuve cette contradiction qui consistera à refuser à l’autre la liberté que l’on exige pour soi-même, à commencer par l’intransigeance de Luther lui-même, partisan d’une société homogène où tous les dissidents seraient chassés ou exécutés.
Néanmoins, un christianisme alternatif était né.
Principales sources : BNF, Musée du Protestantisme, publications d’André Gounelle, Canope
*Code du Roy Henry III qui débute par un « De la foi et religion catholique » Article premier